Sommaire
BUDDHI. La notion de sattva-buddhi et l’anthropologie biblique
Au printemps nous avons fait paraître le Regard 67 sur le thème de Buddhi. A cette occasion, Michel Alibert, formateur de yoga, chercheur dans le domaine de la psychanalyse et de la théologie, nous a écrit plusieurs textes qui se complètent. L’un a été publié dans Regard, le deuxième vous a été proposé sur le site en Avril, et voici le dernier qui a pour objet le lien entre yoga et bible. Toute l’équipe Yosoli remercie chaleureusement Michel Alibert pour sa contribution généreuse à notre réflexion.
En introduction, retenons particulièrement cette phrase du texte:
« Deux constats facilitent bien les choses : d’une part, le Yogasûtra ne présente pas le Yoga comme une religion et, d’autre part, yoga et christianisme ont en commun d’admettre une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la matière. Puisque le yoga n’est pas une religion, les échanges qui peuvent s’établir entre les deux ne concernent pas le dialogue interreligieux ». Michel Alibert
A priori, entre Yoga et Bible il n’y a aucune convergence ! Nous sommes dans deux contextes culturels différents. Le Yogasûtra et la Bible sont deux écrits complètement dissemblables : le Yogasûtra est un Traité précis, concis et court. La Bible est une collection d’ouvrages répartis en deux groupes distincts : ceux de « La Première Alliance », écrits principalement en hébreu, quelques-uns en araméen et, les tout derniers en grec (avant la naissance de Jésus-Christ) et ceux de « l’Alliance renouvelée » (les écrits produits en grec par le premier siècle chrétien). Notons, toutefois, qu’au troisième siècle avant JC, communauté juive la plus importante était à Alexandrie et parlait grec ; elle a traduit dans cette langue les livres bibliques, ce qui a fait du grec, jusqu’à la fin du premier siècle après JC, une langue canonique pour le judaïsme. Le grec était aussi la langue des premiers chrétiens, ils ont lu la Bible en grec. Notons encore que, d’une part, les différentes traditions qui se réfèrent à la Bible, le judaïsme, le christianisme ancien (orthodoxe et catholique) et le christianisme issu de la Réforme, n’ont pas exactement le même nombre d’ouvrages pour la « Première Alliance » ; d’autre part, que le judaïsme ne reconnaît pas les écrits chrétiens de « l’Alliance renouvelée ». On peut compter jusqu’à 45 recueils pour la Première Alliance et 27 pour l’Alliance renouvelée. Les textes majeurs de la Première Alliance sont reconnus par toutes les traditions.
La Bible est dite « inspirée par Dieu, mais écrite par des hommes » ; ceux-ci appartenant à des cultures diverses dans le temps et dans l’espace. Son interprétation doit en tenir compte pour ne pas absolutiser des points de vue culturellement situés. C’est pourquoi elle est étudiée dans différentes traditions ecclésiales qui tiennent compte de la pluralité de points de vue culturels. La lecture biblique en groupe évite l’enfermement dans un point de vue partiel et partial. Il est préférable de ne pas parler « d’auteurs » pour les livres bibliques mais « de rédacteurs ».
Enfin, la Bible est inépuisable dans sa profondeur de signification, un auteur, Éphrem (diacre à Édesse au IVe siècle), écrivait : « La parole de Dieu est arbre de vie… celui qui obtient en partage une de ses richesses ne doit pas croire qu’il y a seulement… ce qu’il y trouve. … Réjouis-toi parce que tu es rassasié mais ne t’attriste pas de ce qui te dépasse. Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de ne pouvoir épuiser la source. … Ce que tu as pris et emporté est ta part ; ce qui reste est aussi ton héritage » (Commentaire sur l’Évangile).
Malgré ces différences entre yoga et bible, beaucoup de chrétiens pratiquent le Yoga, tandis que d’autres le suspectent. Comment les premiers s’en sortent-ils et que dire, éventuellement aux autres ? Il n’est pas question ici de donner une argumentation convaincante, mais de proposer une interprétation possible de la rencontre entre pratique du yoga et christianisme. Je m’implique dans cette interprétation en témoignant que je suis passionné par la vision de l’humain qui ressort de l’étude approfondie du Yogasûtra, car, en creusant cette anthropologie, je constate que j’approfondis aussi, souterrainement, ma compréhension de la théologie chrétienne.
Deux constats facilitent bien les choses : d’une part, le Yogasûtra ne présente pas le Yoga comme une religion et, d’autre part, yoga et christianisme ont en commun d’admettre une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la matière. Puisque le yoga n’est pas une religion, les échanges qui peuvent s’établir entre les deux ne concernent pas le dialogue interreligieux. Par contre, depuis des décennies, des théologiens indiens, ou venant d’autres continents, s’intéressent aux concepts de l’hindouisme, et en particulier à la notion de Brahman ; certains vont même jusqu’à travailler sur l’apport que pourrait avoir ce concept sur la théologie chrétienne. Avec le yoga nous ne sommes concernés que par les aspects anthropologiques.
L’ouvrage « Yoga et christianisme, Quelles convergences ? », signé par Henri Bourgeois, théologien catholique, Béatrice Viard et Michel Alibert, formateurs de yoga, n’abordait pas cette rencontre sur le plan spécifiquement anthropologique (Cet ouvrage, paru en 1998, était épuisé, il a été publié à nouveau, avec de légères mises à jour, par les « Cahiers de Présence d’Esprit » en 2023, sous le n°20 de la Collection ; son contenu n’a rien perdu de sa pertinence).
Essayons maintenant de signaler quelques points où les interprétations anthropologiques pourraient converger. Cette présentation ne peut être qu’une ébauche sommaire, car il s’agit d’une thématique complexe et peu abordée en profondeur. C’est un premier essai de ma part.
Fondements de l’anthropologie biblique (Gn 1-3)
Ces fondements se trouvent dans des récits mythiques très anciens. Ces récits ne se veulent pas historiques, ils sont hors de toute histoire ; on les dit mythiques, car ils nous parlent de nous-mêmes, dans notre réalité la plus quotidienne, mais ils le font à partir de récits anciens.
L’Humain à l’image de Dieu (Gn 1, 27)
Dieu a deux noms dans la Bible :Elohim, un nom pluriel qui ne se conjugue qu’avec des verbes au singulier et un nom imprononçable, dont on ne connaît que les consonnes, YHWHet que le judaïsme remplace par Adonaï qui veut dire « Seigneur ». Impossible dans ces conditions de se représenter Dieu sous quelque mode que ce soit. Les deux sont quelquefois associés Adonaï Elohim.
Elohim créa le ciel et la terre grâce à son Verbe (il parle) et à son Souffle (son esprit). (Gn 1, 1-3). Une intéressante tradition du judaïsme introduit la notion de Tsimtsoum. Elle est complexe et nous n’en retiendrons qu’un aspect : Dieu s’est retiré du monde au moment même de la création. Une métaphore est quelques fois utilisée pour expliquer cette présence-absence, dans une photo en noir et blanc, qu’est ce qui fait la photo ? Le noir ou le blanc ? Les deux bien sûr. Le Tsimtsoum, l’éclipse du divin, c’est aussi le divin ! Avec cette façon de comprendre, on explique l’autonomie de la dynamique du créé ; la création se déploie par une logique propre qui n’a plus besoin d’une intervention divine. Les catastrophes, naturelles ou déclenchées par l’action consciente ou inconsciente des humains, ont leur propre loi de manifestation. Il est malsain d’y voir des interventions divines de punition. Si Dieu intervient, c’est au travers de l’agir humain qu’il « inspire ». Mais nous savons qu’il n’y a malheureusement pas que Dieu qui inspire les humains, nous verrons comment la Bible en rend compte.
Ce Dieu Créateur crée l’univers en six jours et « se repose » le septième. Constatant ce qu’il a fait, Dieu trouve que « Cela est bon ». Le sixième jour il crée les animaux par paire, mâle et femelle, et avec eux l’humain, vivant sur la terre, mais pour ce dernier, il s’y prend tout-à-fait différemment.
Le thème d’un Dieu créateur est-il incompatible avec une thématique de déploiement de « ce qui est manifesté » comme le propose le Yogasûtra ? Si les choses étaient affirmées ainsi, peut-être ! Toutefois, l’anthropologie du Yogasûtra ne s’intéresse pas à l’origine absolue, mais à la constitution de l’individu ; sa corporéité (prakṛti) se déploie à partir d’une matière primordiale (pradhāna), dont l’origine n’intéresse pas Patanjali, et de l’intervention d’un Réel immatériel et transcendant, Puruṣa.
Pour ce qui est de la création de l’humain, Elohim énonce d’abord son projet : « Faisons l’Humain (Adam, le terreux) à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1, 26).
Mais il ne le réalise pas exactement comme prévu : « Elohim créa l’Humain à son image » (Gn 1,27).
Cette différence entre le projet et sa réalisation a été abondamment traitée. Un commentaire intéressant explique que Dieu a fait l’homme à son image, mais qu’il lui a laissé le soin de travailler à lui ressembler. Toute la Bible sera consacrée à poser des repères pour y parvenir.
Dieu n’a pas créé l’humain parce qu’il en avait besoin ni pour aucune autre cause extérieure à lui-même, mais par amour pour sa propre excellence.
En rapprochant cela des termes de Patanjali on peut comprendre que l’Humain est fait à l’image de Dieu dans sa corporéité, mais que ce n’est que Puruṣa qui possède la ressemblance. C’est par sattva-buddhi que la corporéité humaine peut recevoir cette ressemblance. Dès les premiers siècles chrétiens de nombreux auteurs ont affirmé que « Dieu a fait l’Humain à son image pour que l’Humain devienne Dieu », c’est-à-dire lui ressemble.
« Mâle et femelle il les crée. Elohim les bénit » (Gn 1, 27-28)
« Elohim leur dit : ‘Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-là » (Gn 1, 2).
Mâle et femelle, donc susceptibles de procréer et donc d’être à l’image de Dieu ! Toutefois Dieu est créateur, l’humain n’a que la capacité d’être pro-créateur. Néanmoins, en l’état, l’humain ne se reproduit pas encore.
Il faut compléter ce récit avec le chapitre 2 de la Genèse, qui revient sur la question de la création de l’humain, et c’est alors Adonaï Elohim qui intervient.
« Adonaï Elohim modèle l’humain avec la poussière du sol, il insuffle dans ses narines une haleine de vie et l’humain devient un être vivant. Adonaï Elohim plante un jardin en Éden, en orient, il y met l’humain qu’il a modelé. Adonaï Elohim fait germer du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et « l’arbre de vie » au milieu du jardin et « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 7-9). Adonaï Elohim explique à l’humain : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de ‘l’arbre de la connaissance du bien et du mal’ tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras tu mourras » (Gn 2, 16-17). Il s’agit beaucoup plus d’un avertissement bienveillant que d’une interdiction. Nous découvrons ici que la domination de la terre, évoquée en Gn 1, 2, est présentée comme celle d’un jardinier invité à poursuivre l’œuvre du créateur qui est bienveillant envers ses créatures et les trouve bonnes. Il s’agit pour lui de se comporter en gérant attentif et soigneux d’un domaine et non en le dominant de façon tyrannique ; c’est ce qui a prévalu avec les révolutions technologiques et encore plus industrielles. Notons d’ailleurs que l’humain est créé végétarien.
Le serpent dit : « Vous serez comme Elohim » (Gn 3, 5)
Le premier couple ne coule pas longtemps des jours de jardiniers tranquilles dans son jardin en Éden. Un trouble-fête s’invite, un serpent dénué de scrupule ; il parle à la femme.
Écoutons ce dialogue pervers et sa conséquence (Gn 3, 1-6) :
Le serpent : « Ainsi Elohim vous a dit ‘vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin’… ».
La femme répondit : « Nous mangerons de tous les arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Elohim a dit : ‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, afin de ne pas mourir’ ».
Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas, car Elohim sait que du jour où vous en mangerez vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohim, connaissant le bien et le mal’ ».
La femme voit que l’arbre est bien à manger et appétissant pour les yeux, et désirable … elle prend de son fruit et mange. Elle en donne à son homme, qui était avec elle, et il mangea.
Dans le Yogasûtra, il n’y a pas de récit semblable, toutefois avidyā, la ‘méprise existentielle’, une situation de confusion peu enviable, détourne aussi l’ego (asmitā) vers une forme problématique asmitā kleśa. Cet « ego problématique » (celui qui se prend pour sa propre origine) entraine « attrait compulsif » (rāga), « rejet compulsif » (dveṣa) et « angoisse » (abhiniveśa). Le « corps spirituel », sattva-buddhi, est obscurci et devient incapable de jouer son rôle et de maintenir la distance infranchissable avec Puruṣa. La « relation », (saṃyoga), devient confusion. Ce désir humain de toute puissance est-il si loin de l’insinuation du serpent ? Et les rêveries délirantes de certaines compréhensions de l’intelligence artificielle ou du transhumanisme viennent de très loin !
Le point commun entre Bible et Yoga est que l’humain subit le mal mais il n’en est pas l’auteur. Le mal est là avant qu’il n’y cède : c’est le serpent, pourtant créé bon, pour la Bible ; c’est avidyā qui précède l’ego (asmitā) et l’influence négativement, pour le Yoga. L’origine de la présence d’avidyā n’est pas non plus donnée. Pourquoi est-ce la femme qui est tentée ? Ce que le texte affirme c’est que son homme était avec elle, qu’elle lui en donne à et qu’il en mange sans aucune réserve. On peut dire que la responsabilité est équitablement partagée.
Adonaï Elohims dit : « Qui t’a rapporté que tu étais nu ? » (Gn 3, 11)
Dans la Bible, la conséquence de cette tentation acceptée est une prise de conscience :
« Les yeux des deux se dessillent, ils savent qu’ils sont nus. Ils cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures » (Gn 3, 7).
Pourquoi la nudité qui ne les gênait pas devient-elle problématique ? Invoquer la pudeur ne fait que reporter la question. On peut avancer l’hypothèse suivante : ils pensaient devenir comme Elohims, ils se retrouvent l’un et l’autre incomplet ; ce qu’a l’un, l’autre ne l’a pas. Ils cachent à leurs propres yeux cette différence qui les contraint à avoir recours l’un à l’autre pour procréer. Quelle déception quand chacun se voyait devenir un dieu tout-puissant ! Ils éprouvent dans leur chair la connaissance du bien et du mal qu’ils pensaient surplomber de très haut.
Mais leurs déboires se poursuivent :
« Ils entendent la voix d’Adonaï Elohim qui marche dans le jardin à la brise du soir. L’homme et sa femme se cachent devant d’Adonaï Elohim parmi les arbres de jardin » (Gn 3, 8).
A la gêne qu’ils ont éprouvé à la vue de leur nudité se rajoute la honte de se présenter nus devant Dieu. La relation confiante est détruite. Notons la tendre familiarité de Dieu se promenant dans le jardin cultivé par les humains dans la douceur du soir.
« Adonaï Elohim appela l’humain : ‘Où es-tu ? » (Gn 3 9).
L’humain est dans la ténèbre et Dieu, plein de sollicitude, est inquiet pour lui.
« Il (l’humain) dit : ‘J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai frémi de peur, car je suis nu, et je me suis caché » (Gn 3, 10).
Il n’y a plus l’homme et la femme, mais l’humain collectif qui exprime sa honte et sa peur.
« Il (Dieu) dit : ‘Qui t’a rapporté que tu es nu ? Tu as mangé de l’arbre que je t’avais recommandé de ne pas manger ! » (Gn 3, 11).
A la question, qui était collective, chacun répond en se défaussant (Gn3, 12-13) :
« L’homme dit : ‘La femme que tu m’as donnée, elle m’a donné de l’arbre et j’ai mangé’.
Adonaï Elohim dit à la femme : ‘Qu’est-ce que tu as fait ?’
La femme dit : ‘Le serpent m’a trompée et j’ai mangé’ ».
Les conséquences sont immédiates :
Dieu sanctionne le serpent en premier.
« A la femme il dit : ‘… dans la peine tu enfanteras des fils. A ton homme ta passion, lui te gouvernera ».
« A l’homme il dit : ‘ … maudit soit le sol à cause de toi. Dans la peine tu en tireras subsistance… A la sueur tu en tireras ton pain … Tu es poussière à la poussière tu retourneras ».
Reprenons l’essentiel de ces sanctions :
La tradition a vu dans la sanction du serpent : « Lui (masculin singulier) te visera la tête et Toi tu lui viseras le talon », la première « heureuse annonce » (« évangile » ; il s’agit du « proto évangile ») du salut apporté par Jésus (nom qui veut dire « Dieu sauve »), lui qui « est né d’une femme » (Ga 4, 4).
Même si les implications en sont différentes pour la femme et pour l’homme, c’est la même sanction : la pénibilité de la vie. Alors qu’ils vivaient sans aucune « peine », en Éden, la vie devient pénible par plusieurs de ses aspects. Les différences entre la peine de la femme et celle de l’homme sont décrites à partir de la situation concrète des rédacteurs. Il ne faudrait pas les absolutiser.
Une conséquence, adressée à l’homme les concerne bien tous les deux : « Tu es poussière à la poussière tu retourneras ». La seule allusion à la mort, depuis le début du récit biblique, se trouvait dans la mise en garde de Dieu : « de ‘l’arbre de la connaissance expérimentable du bien et du mal’ tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras tu mourras’ » (Gn 2, 17). Des exégètes ont imaginé toutes sortes de réponses aux questions qui se posent : Si les humains avaient suivis le conseil de ne pas manger de ce fruit, n’auraient-ils jamais connu la mort ? Ou bien, la mort n’aurait-elle eu aucune pénibilité ? De quoi seraient-ils morts ? Mais alors pourquoi la création de l’humain ? Questions effectivement sans réponse. Inutile de se creuser la tête puisque de toute façon le fruit a été partagé et consommé.
Que signifie ce conseil et son infraction ? Dans son acte, l’humain a fait l’expérience de sa liberté d’agir ; il en expérimente aussi les conséquences. Augustin d’Hippone, méditant cela, s’est écrié : « Bienheureuse faute (celle d’Adam) qui nous valut un tel Rédempteur ». Avec lui, acceptons la situation d’humanité qui est la nôtre et avançons avec enthousiasme et liberté dans la vie, malgré ses contraintes, ses embuches et sa pénibilité.
Remarquons encore que la consommation du fruit déconseillé n’a rien à voir avec l’acte sexuel, comme la tradition populaire l’a propagé. Celui-ci était recommandé par l’injonction : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre » (Gn 1, 28). Cette injonction est bénédiction !
L’arbre de vie n’a pas disparu du projet divin pour l’humain. Il faut attendre le dernier livre de la bible, l’Apocalypse, pour entendre le « voyant » nous dire (Ap 21 et 22) : « Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle … Et je vis la Ville, la Sainte, la Jérusalem nouvelle … Je ne vis pas de sanctuaire ; car le Seigneur Dieu (en grec : Kurios o Theos, Adonaï Elohim), le Tout-Puissant est son sanctuaire … Les nations marcheront à sa lumière … et ses portes ne seront plus jamais fermées … Un fleuve de vie … Au milieu de la place … un arbre de vie … et les feuilles de l’arbre sont pour la guérison des nations. »
L’arbre de vie est retrouvé, mais ce n’est plus dans un jardin.
L’arbre de vie est au cœur même de l’urbanité humaine
Il est le rendez-vous de toutes les nations.
Chacun est donc invité à guérir.
Quel bilan tirer de cette lecture ?
Les différences littéraires entre le Yogasûtra et les extraits bibliques sont manifestes. Tout rapprochement de leur contenu est textuellement impossible. En commentant les récits de la genèse qui ont été retenus, nous avons néanmoins souligné des points de vue qui ne s’excluaient pas et même pouvaient s’éclairer.
Du point de vue d’une anthropologie descriptive de l’être humain, le Yogasûtra est, sans conteste, plus riche et plus fouillé. Dans la Genèse nous sommes dans une perspective dynamique principalement relationnelle entre l’humain, Dieu et les autres humains. Nous sommes partis de l’hypothèse que les deux points de vue ne s’excluaient pas et pouvaient même s’enrichir. Le Yoga, comme d’autres disciplines, pouvant aider les humains à vivre mieux et les chrétiens à être mieux chrétiens.
Risquons un tableau comparatif en rapprochant les anthropologies :
Dans anthropologie du Yoga, l’humain est :
– Une personne immatérielle
– Dotée d’une corporéité matérielle constituée :
. D’un corps spirituel
. D’un corps psychique
. D’un corps mental
. D’un corps sensori-moteur
. D’un corps énergétique
. D’un corps physique
. D’un corps de relation à soi-même D’un corps relationnel à autrui
Dans l’nthropologie biblique L’humain est :
– Fait à l’image de Dieu
– Doté d’une corporéité matérielle Invitée à la ressemblance avec Dieu
Il est bâti avec de la terre Il est animé par le Souffle de Dieu Il devient chair Il a reçu l’haleine de vie
Les conseils de relation à soi-même et à autrui sont nombreux et se perfectionnent
Il apparaît clairement que nous sommes face à deux descriptions qui ne correspondent pas terme à terme, mais qui ne sont pas opposées :
* Comme nous l’avons déjà souligné, à la Personne immatérielle du yoga (Puruṣa) on peut faire correspondre le concept de « l’humain fait à l’image de Dieu ». Puruṣa est qualifié de Prabhu « maître, roi, seigneur » par Patanjali.
* Aux deux corps relationnels du Yoga avec les dix niyama et yama qui leurs sont associés, on peut faire correspondre les nombreux conseils bibliques de relation de l’être humain à lui-même et à autrui. Ces conseils, très divers, sont d’importance différente, ils ont évolué au fur et à mesure des changements culturels dus à l’histoire. Ils s’affinent, pour converger vers cette unique parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18). Elle sera reprise et « transfigurée » par Jésus pour en faire une Parole nouvelle : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34 ; 15, 12).
* En ce qui concerne les six corps de la corporéité proprement dite du yoga : il est difficile de leur faire correspondre ce qui serait analogue dans l’anthropologie biblique. Pourtant, rien ne s’oppose à voir dans les deux « descriptions » des points de vue complémentaires.
On peut même risquer quelques correspondances, car dans la Bible :
* L’être humain est un corps physique pétri par Dieu avec de la terre (adamah, d’où le nom d’Adam donné à l’humain). Ce corps correspond à toute la corporéité présentée dans le Yogasûtra ; elle est entièrement tissée par les trois guṇa. Ce corps est chair fragile (basar) qui nous rend solidaire de toutes les créatures et qui vient de la terre
* Ce corps est animé par le Souffle de Dieu qui lui transmet un souffle propre. Ce souffle-esprit émane constamment de Dieu mais se singularise et s’autonomise en chaque individu (En hébreu : ruah, les translittérations sont approximatives). Le souffle de Dieu est Esprit et puissance de Dieu ; il anime à la fois l’esprit et la respiration de l’humain. On pense à l’énergie vitale, Prāṇa, expression de Puruṣa dans chacune des moindres parts de l’organisme (c’est-à-dire citi śakti qui attire et induit) ; elle permet aussi prāṇa et apāṇa, les souffles d’inspiration et d’expiration.
* C’est son âme vivante et sensible (nefesh) qui donne à chaque humain sa personnalité. C’est la fonction de citta, avec sa personnalité ambivalente, asmitā, qui peut être ego en situation d’aliénation humaine (asmitā kleśa) ou ego « purifié » installé dans sa « vraie nature » (asmitā rupa). Mais citta a aussi la capacité, par le « corps spirituel », sattva-buddhi, d’accueillir la śakti de Puruṣa. On peut y voir l’aptitude de notre esprit à recevoir l’Esprit du Père qui nous fait devenir enfant de Dieu à sa ressemblance. Citons saint Paul : « Nous avons reçu un esprit d’enfant adoptif qui nous fait crier ‘Abba, Père’. L’Esprit lui-même témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 15-16). En devenant « enfant de Dieu » par adoption, nous recevons la capacité d’acquérir la ressemblance du Dieu à l’image de qui nous avons été créés.
Une histoire du salut : un récit de Dieu dans l’histoire des hommes
La Bible est un très long récit qui nous explique comment Dieu, qui a créé l’humain autonome et libre, ne cesse de lui faire signe pour qu’il ne se fourvoie pas dans sa recherche de divinisation. Dieu inspire, tout au long des siècles, des juges, des prophètes, des rois, des sages, pour rappeler aux humains les vérités essentielles. Mais l’homme est aussi travaillé par sa volonté de puissance qui s’avère destructrice, pour lui-même, pour autrui et pour le monde.
Résumons très brièvement cette histoire des hommes selon le récit de Dieu :
* Dieu choisit des hommes, Noé, Abraham, pour entrer en contact avec tous les humains.
* Dieu, renonçant à s’occuper de tous, se choisit un peuple ayant pour mission de devenir témoin-modèle pour toute l’humanité : les descendants de Jacob-Israël, petit-fils d’Abraham.
* Pour le christianisme, Dieu resserre encore son enseignement et le concentre sur une seule personne, Jésus de Nazareth en Galilée.
Jésus de Nazareth, Maître, Seigneur et Sauveur
Les premiers écrits chrétiens présentent la naissance de Jésus comme l’avènement de celui qui était attendu depuis la parole au Serpent : « Je placerai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Lui (masculin singulier) te visera la tête et Toi tu lui viseras le talon » (Gn 3, 15).
Jésus est Maître.
Impossible ici de résumer l’enseignement de Jésus, mais sa solennelle proclamation des Béatitudes en est une composante significative : « Bienheureux les marcheurs vers la pauvreté de cœur, ceux qui pleurent, les humbles et doux, les affamés et assoiffés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de paix, les persécutés pour la justice, ceux que l’on outrage, persécute, accuse » (Mt 5, 1-12).
Autres propos étonnants, les derniers selon Matthieu avant l’arrestation et la mort : « Quand le fils de l’homme viendra dans sa gloire … il siègera … il séparera … Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite ‘Venez les bénis de mon père, héritez du royaume, … car j’étais affamé, assoiffé, étranger, nu, infirme, en prison … et vous m’avez nourrit, donné à boire, accueilli, vêtu, consolé, visité’. … Alors les justes diront ‘Quand avons-nous fait cela ?’ … Alors le roi dira ‘Amen, je vous dis, quand vous l’avez fait aux derniers de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 31-46).
Ces deux passages disent l’essentiel sur la fraternité que Jésus est venu enseigner et qui bouleverse les codes humains de fraternité.
Jésus est Seigneur.
Il a d’abord été identifié, par ceux qui l’ont accueilli, comme Messie d’Israël. A ce titre il se devait de prendre la tête de la lutte qui conduirait à chasser les Romains de Palestine et à rétablir la royauté et donc la souveraineté d’Israël. Même au moment où il quittait définitivement ses disciples, ceux-ci lui demandèrent : « Seigneur, rétabliras-tu en ce temps-ci le royaume d’Israël ? » (Ac 1, 6).
Ce n’est qu’après avoir reçu le Souffle Saint de Dieu lors de la fête juive de Pentecôte que les disciples comprendront que « Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus crucifié » (Ac 2, 36).
Il faudra encore du temps pour qu’ils réalisent que ce Seigneur est Fils de Dieu, né du Père avant tous les siècles et qu’il a reçu l’onction sainte (il est chrismé donc Christ). Christ, qui était une qualité attribuée à Jésus, va être associé intimement à son nom ; il devient Jésus-Christ
Jésus-Christ Sauveur
Quel salut apporte ce Jésus, maître et Seigneur, révélé comme Fils de Dieu ?
Ce salut est-il identique à la liberté (kaivalya) recherchée avec le yoga ?
On peut avancer que kaivalya est une libération individuelle, qui donne au sujet concerné plus de compréhension de sa double nature matérielle et spirituelle et un grand bonheur intérieur (ānanda). Elle est émancipation des conditionnements ; elle induit une éthique autonome libératrice.
Cette libération ne contredit pas le salut apporté par Jésus-Christ, mais celui-ci comporte d’autres dimensions. Il ne s’agit pas seulement de se libérer des contraintes de la condition humaine en devenant pleinement autonome, ni de dégager sa responsabilité quant à l’injustice et à la violence qui s’étalent dans le monde. Nous n’avons pas besoin de Dieu pour fonder l’action morale.
Le salut est un sauvetage collectif qui oblige à être solidaire de tous les hommes et en particulier des pauvres et des opprimés. Objectif impossible à envisager sans une perspective qui implique foi, espérance et amour.
Il fallait que Dieu s’incarne et meure en Jésus-Christ pour enseigner cela.
Conclusion
Les pratiques yogique et biblique sont parfaitement autonomes et, a priori, leurs anthropologies sont difficiles à rapprocher intellectuellement ; toutefois, il est possible à quelqu’un qui se nourrit des deux démarches de trouver des correspondances enrichissantes et constructives. La pratique du yoga peut devenir un vrai soutien intérieur pour un chrétien.
Le Viniyoga : une philosophie du Yoga
« L’esprit de Viniyoga, c’est partir de là où l’on se trouve. Puisque chacun est différent et change de temps à autre il ne peut y avoir de point de départ commun et les réponses toutes faites ne serviront à rien. Il est nécessaire d’examiner la situation actuelle et de remettre en cause le statut habituellement établi. » TKV Desikachar
Ce texte a été rédigé en 1998 par des formateurs formés par Desikachar (F. Lorin, C. Maréchal) pour définir l’enseignement du yoga Viniyoga. Il a été réactualisé en 2006. J’en ai fait un résumé en ne gardant que l’historique et les principes essentiels de la “pédagogie Viniyoga”.
Najia Begny.
Le terme « viniyoga » appartient au Yoga classique, on le retrouve dans le chapitre 3, sûtra 6 du livre des Yoga-Sutra de Patanjali :
« tasya bhumishu viniyoga »
l’application = viniyoga , de cela = tasya ; se fait par étapes en fonction des niveaux = bhumishu
À l’origine, ce principe était appliqué seulement à la méditation. Dans les premiers aphorismes des YS, Patanjali introduit les notions de concentration (dhārana), de méditation (dhyāna), d’intégration (samādhi) et de « démarche » (samyama) qui les relie. Samyama consiste à choisir un objet de méditation, à fixer son attention sur celui-ci et à s’exercer avec régularité. Un esprit de recherche et de lâcher-prise caractérise la démarche.
La pratique du samyama produit une grande clarté en relation à l’objet choisi. Avec le temps, l’objet de méditation est de mieux en mieux intégré.
C’est à la suite de cet enseignement fondamental que vient l’aphorisme sur le « viniyoga », pour préciser que le choix de l’objet de méditation doit se faire avec un grand soin. Le terme « cela » (tasya) indique ici la démarche. Au moment de choisir une direction pour la pratique, il importe de réfléchir et de tenir compte des « niveaux », c’est-à-dire d’un certain nombre de paramètres. C’est ce que signifie bhumishu.
C’est vers les années 1980, en Inde, que le professeur T. Krishnamacharya précisait la notion de viniyoga en la reliant à la pratique des asana et du pranayama. Il voulait, à ce moment de l’histoire de son enseignement, insister sur l’importance d’une juste application des techniques psychosomatiques du yoga à chacun, en tenant compte de considérations individuelles. On lui doit la formule célèbre qui traduit l’essence de la démarche : « Ce n’est pas la personne qui doit s’adapter au yoga, c’est le yoga qui doit être soigneusement ajusté à la personne. »
En 1983 naissait le courant Viniyoga et les mouvements d’enseignants inspirés par ce terme et l’enseignement qu’il recouvrait, et ce à l’instigation de TKV Desikachar, fils et disciple de T. Krishnamacharya. En effet, il était d’une grande importance de s’assurer d’un ajustement adéquat du yoga aux adeptes occidentaux, si différents des Indiens tant physiquement que culturellement et à bien d’autres égards. Cette idée de prendre en considération toute une série d’éléments avant de donner un enseignement est donc essentielle pour la transmission du yoga en Occident.
L’approche viniyoga donne une direction : pour que la discipline porte tous ses fruits, il est indispensable de choisir les outils ou techniques appropriés, ce qui implique une attention sans cesse renouvelée.
Sur un plan pratique, l’approche viniyoga consiste donc à respecter la personne : âge, sexe, constitution physique, profession, culture, résidence, habitudes de vie, aspirations, aptitudes, religion ou croyances….
Le Viniyoga n’est pas un style de yoga à proprement parler. Il correspond surtout à une lignée ancienne à l’origine de pratiques développées en Occident et transmises fidèlement par différents maîtres du yoga au fil des générations.
Le Viniyoga est parfois nommé « yoga de Madras » du nom de la région en Inde où il est né. Il est aussi appelé « yoga Desikachar » du nom du maître qui l’a développé.
En 2006, Desikachar a demandé à ce que le terme Viniyoga soit retiré des noms des fédérations. Il était important pour Desikachar que le Viniyoga ne soit pas considéré comme un style de Yoga ou comme une école ou un label mais qu’il soit uniquement utilisé pour désigner l’approche de la discipline qui se définit comme « une pédagogie spécifique du yoga ».
Ce n’est pas le yoga qui est différent dans le Viniyoga, mais la façon dont il est transmis et enseigné. Il comprend toutes les formes de Yoga, et se voit donc être une direction pour tirer tous les bienfaits de sa pratique. Selon lui, il est indispensable d’adapter les techniques en écoutant les besoins des élèves mais aussi des professeurs.
« L’esprit de Viniyoga, c’est partir de là où l’on se trouve. Puisque chacun est différent et change de temps à autre il ne peut y avoir de point de départ commun et les réponses toutes faites ne serviront à rien. Il est nécessaire d’examiner la situation actuelle et de remettre en cause le statut habituellement établi. » TKV Desikachar
BUDDHI, lieu de l’éveil
Le mot sanscrit buddhi vient du verbe BUDH- « éveiller, réveiller, veiller, percevoir, concevoir, reconnaître, comprendre… ». Il nomme « l’instrument qui nous permet de nous éveiller ».
Michel Allibert, Enseignant de yoga et chercheur dans le domaine de la danse, de la psychanalyse et de la théologie.
Transmettre le Yoga, c’est donner aux pratiquants les outils pour développer leur sensibilité au corps grâce aux postures, au souffle grâce au prānāyāma, et à l’être profond grâce à la méditation. Le Yoga sūtra est, pour moi, le traité d’anthropologie le plus approprié pour le permettre.Michel Allibert
Un extrait de ce texte a été publié dans notre revue Regard 67. Nous avons le plaisir de publier sur notre site l’intégralité de cet article passionnant.
Le mot sanscrit buddhi vient du verbe BUDH- « éveiller, réveiller, veiller, percevoir, concevoir, reconnaître, comprendre… ». Il nomme « l’instrument qui nous permet de nous éveiller ». L’éveil, est ce que recherche le bouddhisme ; le nom Bouddha désignant « l’Éveillé ». Ce mot et cette notion, se retrouvent, de différentes façons, dans tous les « courants spirituels » indiens et hindous.
Nous nous limiterons ici à l’étude de ce concept et de ce qu’il désigne, principalement dans le Yogasûtra et accessoirement dans les Sâmkhya-kârikâ. Attendons-nous à quelques surprises !
Précisons déjà pourquoi il paraît opportun d’articuler l’enseignement du Yogasûtra et des Sâmkhya-kârikâ.
Les deux enseignements sont deux « points de vue » (darśana) proches et souvent associés. Ils ont en commun la même description de l’être humain dans sa constitution, celle des Sâmkhya-kârikâ est plus minutieuse et, à ce titre, très utile. Toutefois, ils diffèrent assez nettement sur leur anthropologie fondamentale : « la partie immatérielle de l’Humain » (Puruṣa) et sa « personnalité matérielle, sa corporéité » (prakṛti) ne s’articulent pas exactement de la même façon. Pour les Sâmkhya-kârikâ, Puruṣa ne peut pas agir sur la corporéité humaine (prakṛti), alors que pour le Yogasûtra, Puruṣa possède une « puissance », citi śakti, grâce à laquelle il peut influencer l’humain qui a cheminé vers son intériorité. De ce fait, Puruṣa n’est pas seulement « Témoin ».
A partir de cette différence initiale, le Yogasûtra et les Sâmkhya-kârikâ vont diverger très nettement sur les moyens pour parvenir à l’Éveil. Les Sâmkhya-kârikâ proposent comme seul moyen approprié la « connaissance de la distinction » (jña vijñāna) entre Puruṣa et prakṛti, une sorte d’opération spéculative semble-t-il. Le Yogasûtra, plus réaliste, part de la nécessité de tenir compte du rôle majeur des kleśa et, en particulier, de « l’ego problématique », asmitā kleśa, dans la situation d’aliénation humaine ; seul un ego « purifié », installé dans sa « vraie nature », asmitā rupa, pourra se laisser influencer positivement par citi śakti, la puissance attirante de Puruṣa.
Pour éviter toute confusion posons encore trois remarques :
- Dans les Sâmkhya-kârikâ, le mot buddhi est présent 10 fois ; une seule fois (en SK 3) c’est le mot mahat, « le Grand (sous-entendu : tattva, principe) », qui est utilisé, pour dire que buddhi est le premier élément manifesté de prakṛti. Dans le Yogasûtra, le mot buddhi ne figure que deux fois et seulement dans le quatrième chapitre.
- Patanjali commence par évoquer le « lieu de l’éveil », de façon approximative, à partir de la thématique de la vision (avec la racine DṚŚ- « voir, contempler, examiner »), en utilisant le mot draṣṭar, « celui qui voit, le spectateur, le témoin ». Il nous engage, de façon très pédagogique dans la quête du « sujet voyant » en nous ; qui est-il ? Lorsque le discernement se fait plus pointu Patanjali utilise le mot sattva, « ce qui est lumineux en nous », qui lui permet de faire apparaître la différence entre sattva et Puruṣa. Nous allons développer ces aspects
- Une autre différence est à souligner : si Yogasûtra et Sâmkhya-kârikâ ont bien la même compréhension de trois guṇa comme trois fils à partir desquelles prakṛti est tissée, ils ne nomment pas ces fils de la même façon. Alors que les Sâmkhya-kârikâ utilisent les trois notions très classiques de : tamas, « densité », rajas, « mobilité » et sattva, « légèreté lumineuse », le Yogasûtra se sert d’un autre vocabulaire : sthiti, kriyā et prakāśa (voir YS II 18) pour désigner ces trois notions. Pourquoi ce choix ? Risquons une hypothèse :
* Le mot sthiti, dit bien « la densité », mais sans les a priori négatifs associés au mot tamas (relire les chapitres 17 et 18 de la Bhagavad Gîtâ) ; sthiti est « la stabilité et la fermeté », c’est une des qualités de la pratique (abhyāsa, voir YS I 13) et du mental (manas, voir YS I 35) ; en excès il devient certes lourdeur et inertie, mais seulement en excès.
* Pour Patanjali, le mot tamas dit la qualité du sommeil profond (nidrā, YS I 10), il permet le repos bien nécessaire et n’est problématique que quand il survient au mauvais lieu et au mauvais moment.
* Patanjali n’utilise pas le mot rajas, trop systématiquement associé à la passion ou à l’agitation. Il préfère kriyā qui indique « l’activité » ; elle peut certes être brouillonne ou agitée, mais avec le kriyā yoga elle est surtout la porte d’entrée dans la pratique, c’est « l’action purifiante en vue du yoga » (YS II 1) et non le yoga de l’action (qui serait plutôt karma yoga comme l’indique la Bhagavad Gîtâ chapitre IV).
* Enfin, pour Patanjali, prakāśa est la bienfaisante lumière et la légèreté qu’il faut dévoiler (II 52), qui permet la vision (III 21 et III 43). Chez lui, le mot sattva devient un synonyme de buddhi.
Quelques considérations sur notre corporéité
Si buddhi est la fine pointe de notre corps fait des trois guṇa, il est utile de comprendre quelle est sa place et son rôle dans l’ensemble de notre corporéité (prakṛti).
Patanjali explique que le yoga a huit membres (aṣṭāṅga yoga, voir YS II 29) et que cinq de ces membres concernent notre corporéité externe (bahir aṅgaṃ) et trois notre corporéité interne (antar-aṅga, voir YS III 7).
Selon Patanjali, les cinq membres de notre corporéité externe sont présentés en YS II 30-51 :
* notre corps relationnel avec autrui « travaillé » par les yama,
* notre corps personnel (celui qui nous relie à nous-même) « travaillé » par les niyama,
* notre corps physique (kāya) « travaillé » par āsana,
* notre corps énergétique (celui des cinq vāyu mais plus pratiquement celui de prāṇa et apāna) « travaillé » par prāṇāyāma,
* notre corps des Onze facultés (indriya : cinq facultés de perception, cinq facultés d’action et une faculté qui nous permet d’avoir une représentation mentale des perceptions que nous avons et de l’action que nous exécutons, manas indriya) « travaillé » par pratyāhāra.
Patanjali regroupe les trois membres de notre corporéité interne sous le terme de citta (les Sâmkhya-kârikâ parle « d’instrument interne ») ; ces trois membres sont : « le corps mental » (manas-citta), « le corps psychique » (asmitā) et le « corps spirituel » (sattva- buddhi). On peut traduire citta par « instrument de conscience » puisque la racine CIT- veut dire « être conscient, observer, percevoir » ; citta est l’instrument qui donne la capacité de « prendre conscience » et cette prise de conscience a trois dimensions : mentale, psychique et « spirituelle ».
Relations entrePuruṣa et notre corporéité
Les Sâmkhya-kârikâ et le Yogasûtra présentent ainsi (mais avec des termes différents ; comparer YS II 18 et SK 37) le rôle de citta : présenter à Puruṣa des expériences (bhoga) et lui permettre de s’en dégager (apavarga). Notons que cette relation est dans un seul sens, Puruṣa voit ce que citta lui présente, mais citta ne peut en aucune façon saisir Puruṣa, donc il lui est impossible d’en avoir une représentation.
On peut noter que le mot citta est présent dans 20 sûtras, ce qui le rend incontournable dans l’étude du yoga. Notons-en quelques traits : citta est actif grâce à ses cinq fonctions (citta vṛtti,) la connaissance correcte (pramāṇa), l’erreur (viparyaya), l’imagination (vikalpa), le sommeil profond (nidrā) et la mémoire (smṛti) » (YS I 6) ; ces fonctions de citta peuvent être « orientées » (nirodha, YS I 2) ou « dispersées » (vikṣepa ou vyutthāna, YS I 30, III 9) ; il est possible « d’apaiser citta et de le rendre transparent » (prasāda) (YS I 33, 37) ; selon YS II 54, il peut s’installer dans sa « une vraie nature propre » (citta svarūpa) et les indriya sont alors invités à lui ressembler (anukāra) ; citta peut s’engager dans « le processus de méditation » (saṃyama, YS III 1 et III 4) ; trois étapes jalonnent alors sa transformation (pariṇāma), l’orientation (nirodha YS III I, 1, 2, 9) qui le rend disponible à la concentration (dhāraṇā) et à la méditation (dhyāna), la « méditation contemplative » (samādhi YS III, 3, 11) et la « disponibilité envers l’Unique » (ekāgratā, permise grâce à nirbīja samādhi ,YS III 8, 12).
Dans le Traité de Patanjali, le sûtra qui paraît le plus significatif pour exprimer la spécificité de Puruṣa est probablement le YS IV 18 qui le qualifie de Prabhu « maître, roi, seigneur ». Déjà le sûtra II 23 présentait draṣṭar comme le « maître-propriétaire » (svāmi) dont la ‘propriété’ (sva) est ‘tout ce qui peut être vu’ (dṛśya) et plus spécifiquement citta et les cinq citta vṛtti. Il y a une différence de degré entre svāmi, le « Maître » comme propriétaire, et Prabhu, qui renvoie à « l’excellence, la puissance et même la richesse » qu’évoque plutôt le mot « Seigneur ». Les deux mots qualifient la nature de la relation entre Puruṣa et prakṛti, mais à deux niveaux différents de compréhension. En II 23, nous questionnons le « connaisseur » (draṣṭar) dans sa fonction, celle de maître (svāmi) ; en IV 18, Patanjali nous oriente vers la nature propre de Puruṣa, il est qualifié de « Seigneur » (Prabhu).
Le rôle de sattva-buddhi dans la relation entrePuruṣa et notre corporéité
Dans cette relation (saṃyoga) entre Puruṣa et citta, c’est sattva, notre « corps spirituel » qui est l’interface de citta avec Puruṣa.
Le mot sat vient de AS- « être, exister ». Le suffixe °tva indique que ce dont on parle a cette qualité. Le mot sattva veut donc dire « ce qui a la qualité d’être ». « Avoir la qualité d’être » ne veut pas dire que ce dont on parle est « l’Être » mais qu’il peut lui ressembler, avoir sa qualité.
Quatre sûtras permettent de préciser la fonction de sattva.
Le YS II 41 développe les bienfaits apportés par le respect du premier niyama, qui est śauca, « le soin que l’on doit apporter à sa propre corporéité ». Le premier de ces effets est la « purification » (śuddhi) de sattva.
Les trois autres sûtras contiennent l’expression sattva – Puruṣa qui associe le Réel de Puruṣa et la réalité de sattva ; ils précisent ce qui rapproche et ce qui distingue sattva et Puruṣa.
Le sûtra III 35 pose un double constat :
* Premier constat : sattva et Puruṣa sont radicalement différents et distincts.
* Second constat : la banale expérience quotidienne (bhoga) induit l’idée (pratyaya) que sattva et Puruṣa sont indifférenciés ; ils paraissent être une seule et même réalité. C’est probablement pourquoi Patanjali a introduit la notion de draṣṭar que nous avons mentionnée ci-dessus.
Il faut acquérir une grande lucidité (saṃyama) pour comprendre que l’objectif (artha) de l’un (sva artha) n’est pas celui de l’autre (para artha). L’objectif de sattva est d’être au service de Puruṣa. Quand cette différence est évidente, alors apparaît la capacité de se représenter (jñāna) l’existence de Puruṣa, mais pas de le saisir et de se le représenter.
Le sûtra III 49 présente un résultat inattendu à la révélation (khyāti) de la totale altérité (anyatā) de sattva et de Puruṣa. C’est l’unique façon d’être tout-puissant en tout et connaisseur de tout. Il est assez piquant de découvrir que le rêve de l’humanité se réalise au moment où l’ego abdique son autonomie et s’en remet à Puruṣa. Mais Patanjali prévoit que ce surhumain peut encore être traversé par son instinct de domination ; il énonce une deuxième mise en garde (voit YS III 37 et III 51).
Le sûtra III 55 est le dernier du troisième chapitre. Il clôt donc la longue énumération des possibles déploiements des potentialités de l’être humain (vibhūti). Ce sûtra affirme sobrement que : lorsqu’il y a identité (samye) de transparence (śuddhi) entre sattva et Puruṣa, il y a la liberté (kaivalya) du sujet. Autrement dit, la finalité du yoga est réalisée. C’est le premier des kleśa, avidyā, la « méprise existentielle » (YS II 3 et 4) qui explique que sattva peut être impur (aśuddhi, tamasique précise SK 23).
Retenons que Puruṣa n’est pas « saisissable », mais qu’il peut se « révéler » (khyāti). En II 5, avidyā, « la méprise fondamentale, existentielle », est présentée comme un état de confusion, qui fait que nous-même « déclarons » (khyāti) une chose pour ce qu’elle n’est pas. Ainsi déclarons-nous essentiel (ātma), confortable (sukha), simple et pur (śuci) et éternel (nitya), ce qui est, de fait, non-essentiel (anātma), inconfortable (duḥkha), complexe et frelaté (aśuci) et éphémère (anitya). Autrement dit nous prenons des aspects de prakṛti pour Puruṣa.
En II 26 et II 28, c’est le « discernement » (viveka, c’est-à-dire la distinction entre Puruṣa et prakṛti) qui se déclare (khyāti) ; et en II 26, « ce discernement s’inscrit profondément en nous » (āviveka) grâce à « l’établissement ferme ») du « yoga aux huit membres » (yoga aṅga). Enfin, en III 49, c’est « l’altérité » (anyatā) entre sattva et Puruṣa qui se déclare (khyāti).
Déjà le sûtra I 16 expliquait que ce ne peut être que la « révélation » (khyāti) de Puruṣa qui permet l’avènement du « suprême (para) détachement dépassionné (vairāgya) ». Cette perspective, au début du premier chapitre, ne se réalisera qu’à la fin du parcours, au sûtra IV 29. Ce sûtra permet de constater que le « discernement » (viveka) libérateur s’est déclaré (khyāti). C’est le fruit du « suprême désintérêt » procuré par l’ultime samādhi nommé « déversement d’harmonie (dharma) ». Ce samādhi, qui n’a pas d’objet, ressemble fort à nirbīja samādhi. Nous sommes au bout du parcours et c’est toujours une « déclaration » (khyāti), celle de Puruṣa qui se manifeste, et non une saisie conquérante.
La notion de buddhi dans le Yogasûtra
Alors que le mot buddhi est très présent dans les Sâmkhya-kârikâ (7 fois), il n’est utilisé que dans deux sûtras du quatrième chapitre du Yogasûtra.
Le YS IV 21 répond à l’hypothèse polémique qui affirme que Puruṣa n’est pas nécessaire comme Témoin absolu. On pourrait en effet imaginer qu’une première buddhi serait vue par une seconde et elle-même par une troisième etc. Patanjali conteste cette hypothèse en affirmant que s’il en était ainsi, il y aurait une prolifération confuse de mémoires (smṛti), ce qui n’est pas envisageable de son point de vue car cela entrainerait la confusion dans citta.
Le sûtra IV 22, par contre, introduit une importante notion, celle de citi, il s’agit d’une force (śakti) qui provient de Puruṣa et qui a la capacité « d’informer » la corporéité humaine (prakṛti) par l’intermédiaire du « corps spirituel » (sattva-buddhi). Grâce à citi–śakti (expression qui n’apparaît qu’en IV 34, tout dernier sûtra du Traité) la propre capacité d’éveil (sva-buddhi) de citta devient disponible à l’influence du Puruṣa.
Soulignons ici deux éléments qui opposent fondamentalement les Sâmkhya-kârikâ, et le Yogasûtra à propos de Puruṣa :
* Pour SK, Puruṣa n’est agent d’aucune action (SK 19) alors que pour Patanjali Puruṣa, par sa śakti, peut influencer citta.
* Les SK introduisent le thème de la « transmigration » (saṃsāra), alors que Patanjali n’utilise pas ce concept. Précisons que saṃsāra est la conséquence de l’emprise des habitus (saṃskāra). « Le corps subtil » (liṅga, constitué de matière psychique faisant corps avec buddhi) ramène Puruṣa dans un corps physique (śarīra) ; les saṃskāra sont cette matière psychique qui reste cramponnée à Puruṣa. Le mot « transmigration » paraît plus pertinent que « réincarnation », car ce n’est pas Puruṣa qui déciderait de « revenir », mais liṅga qui le retient.
L’énergie (śakti) qui provient de Puruṣa (citiśakti)
Nous avons vu que Patanjali qualifie Puruṣa de Prabhu « maître, roi, seigneur ».(IV I 18) et qu’il lui attribue une « capacité spécifique » (śakti) nommée citi śakti. Le thème d’une śakti, « force, énergie, capacité, puissance », propre à Puruṣa est présent dans 3 sûtras.
Le YS II 6 définit asmitā (kleśa) comme ce qui crée la fusion (la confusion) en une seule (eka) des deux śakti, celle de draṣṭṛ « celui qui voit » (nous savons maintenant qu’il s’agit de Puruṣa) et celle de darśana « le point de vue d’où l’on regarde » (nous savons qu’il s’agit de citta). Cette fusion est le contraire d’une « libre simplification » (kaivalya éclairé par viveka « le discernement), elle est « relation » confuse (saṃyoga influencé par la « méprise existentielle » avidyā).
Le sûtra II 23 reprend le thème des deux śakti, mais en opérant une double clarification :
* La première est que draṣṭar « celui qui voit » est devenu svāmi « le maître propriétaire » et que darśana « l’endroit d’où l’on regarde », c’est à dire citta, est devenu sva « sa propriété ».
* La seconde est que la « relation », saṃyoga, est maintenant éclairée par viveka « le discernement ».
Ces deux clarifications ont pour conséquence qu’elles entrainent la « compréhension » de la « vraie nature propre » (sva rūpa) de chacune des deux śakti, celle de sva et celle de svāmi, et donc la distinction de ces śakti.
En résumé, il existe deux śakti distinctes, celle de Puruṣa et celle de prakṛti, sa propre corporéité qui lui est associée. « L’ego problématique » (asmitā kleśa) entraine la confusion des deux, « le discernement » (viveka) est dans leur distinction.
Quelle est cette śakti de Puruṣa ?
L’expression citi śakti nomme la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa.
Le mot citi (présent aux sûtras IV 22 et 34) vient de la racine CI- « construire, entasser ». La śakti de Puruṣa, citi śakti, lui donne donc la « capacité d’entasser et de construire », mais quoi ?
Par l’examen détaillé des sûtras, on peut comprendre ce que, grâce à citi śakti, Puruṣa peut « entasser et construire ». En effet, Puruṣa peut inciter citta à « recueillir et accumuler » dans « la mémoire » (smṛti) les ‘prises de conscience’ (prajñā) qui proviennent des expériences faites en situation de samādhi (cf. YS I 20). Mais, Puruṣa peut aussi soutenir citta, et plus particulièrement sattva, dans la construction du parcours qui va l’inciter à passer de son « objectif » (artha) de jouissance pour lui-même » (bhoga) à son autre objectif qui est de participer à la « libération (apavarga) de Puruṣa » (voir YS II 18 et 22).
YS IV 22 définit citi comme « ce qui est immuable et qui se montre dans sa propre nature, lorsqu’il est « complètement saisi, et pour toujours, par la propre faculté d’éveil du sujet qui lui appartient » (svabuddhi) ». Ce sûtra est capital pour situer la relation (saṃyoga) entre Puruṣa et prakṛti ; c’est grâce à citi śakti, sa propre capacité (śakti) immuable, que Puruṣa, est « le maître et le Seigneur » (Prabhū) de citta et donc de sattva-buddhi.
Deux remarques à propos de citi śakti :
* En français, on utilise parfois l’expression « intelligence du cœur » ; cette formule en est venue à évoquer une intelligence émotionnelle et relationnelle. N’évoque-t-elle pas plutôt quelque chose de plus subtil qui renverrait à citi śakti ? Ce serait alors « l’intelligence » qui donne accès à la justesse dans la perception des situations et à la capacité d’être à la hauteur par le comportement approprié qu’elle inspire ! Une attitude qui, certes, informe le « relationnel », comme le font les yama et les niyama, mais qui serait plutôt une « conscience spirituelle qui viendrait du cœur » et non des émotions. Patanjali nous aide à bien distinguer les émotions qui proviennent d’un « ego problématique » (asmitā kleśa) et celles qui sont induites par un « ego apaisé » (asmitā rūpa). Nous sommes proches de la notion de pratyak cetanā (YS I 29) qui veut dire « avoir une conscience intérieure qui vient du cœur ».
* L’autre remarque renvoie à la communication faite aux Rencontres de Zinal en 1976, où T.K.V. Desikachar a lu un texte de T. Krishnamacharya où l’on trouve ce passage : « Qu’est-ce que Prāṇa ?… En fait Prāṇa n’est pas l’air, mais cela en l’absence de quoi aucune nourriture ne peut pénétrer dans le corps, aucun air ne peut être inspiré et expiré par l’organisme et aucun mouvement n’est possible. Prāṇa est l’expression de Puruṣa dans chacune des moindres parts de l’organisme. De même que les rayons du soleil apportent la lumière au monde entier, Prāṇa apporte la vie à toutes les particules du corps. Comme l’Esprit, le Temps et l’Espace, il est invisible ». Avec ce que nous venons d’étudier à propos de citi śakti, il semble bien que l’on puisse rapprocher les deux concepts et voir dans Prāṇa l’énergie même de Puruṣa, c’est-à-dire citi śakti.
Pour insister sur l’importance de citi śakti remarquons que le sûtra IV 34, le dernier du Traité, se termine par l’expression citi śakti iti. Ce sûtra nous a donné deux points de vue sur kaivalya (« la libre simplicité ») : il y a kaivalya du point de vue de Puruṣa et kaivalya du point de vue de prakṛti. La conjonction iti fait le pont entre les deux.
Du point de vue de Puruṣa : « kaivalya c’est la « réinstauration » (pratiṣṭhā) de Puruṣa dans sa « vraie nature propre’ (svarūpa) ». Au début du Traité, il était question de rendre « nirodha les citta vṛtti » (YS I 2) pour que draṣṭar (Puruṣa vu approximativement) s’établisse (avasthāna) dans sa vraie nature (svarūpa) (YS I 3). A la fin (YS IV 34), on accède à la réinstauration (pratiṣṭhā) de Puruṣa dans sa « vraie nature propre » (svarūpa) ». Le parcours est vraiment achevé.
Du point de vue de prakṛti : « kaivalya c’est le retour (pratiprasava) des guṇa, à leur état apaisé, car ils sont devenus vides (śūnya) d’objectif (artha) pour Puruṣa ».
Cette réinstauration (pratiṣṭhā) de Puruṣa, et ce retour (pratiprasava) des guṇa manifestent la « puissance (śakti) de transformation (citi) qui émane de Puruṣa », c’est à dire citi śakti.
La conjonction iti (« c’est ainsi que, c’est de cette manière que », YS IV 34), comme clôture de tout le traité, renvoie à la conjonction atha (« voici maintenant », YS I 1) qui l’ouvre. Les deux conjonctions se répondent ; ce qui fait passer de atha à iti, c’est citi śakti, la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa.
La nature de sattva-buddhi, notre corps spirituel
Comme l’ensemble de prakṛti, et comme citta, sattva-buddhi, sa fine pointe, est constituée des trois guṇa, et c’est sa particulière « légèreté lumineuse » (prakāśa) qui lui a fait donner le nom de sattva. Ce qui influence particulièrement sattva-buddhi dans l’ensemble de citta, c’est asmitā, l’ego. Il est important de tenir compte du fait que asmitā peut se présenter sous deux formes :
* Soit asmitā kleśa, « l’ego problématique », dont les conséquences sont « l’attrait compulsif » (rāga), « le rejet compulsif » (dveṣa) et « l’angoisse » (abhiniveśa) ; c’est une situation de confusion (avidyā) peu enviable. Le « corps spirituel », sattva-buddhi, est obscurci et incapable de jouer son rôle.
* Soit asmitā rūpa, un « ego installé dans sa vraie nature » qui se sait au service de Puruṣa et qui se rend disponible à lui. Le corps spirituel, sattva-buddhi, joue son rôle. Il se laisse influencer par citi śakti, la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa. Il « recueille et accumule » dans « la mémoire » (smṛti) les prises de conscience qui proviennent des expériences faites en situation de samādhi (cf. YS I 20). Il impulse le parcours de vie qui incite citta à participer à la « libération (apavarga) de Puruṣa » (voir YS II 18 et 22).
Voici encore quelques éléments tirés du Yogasûtra et concernant sattva-buddhi :
On apprend, au YS III 34 que la « méditation contemplative » (saṃyama) sur le lieu du cœur (hṛdaya) développe la connaissance consciente (saṁvid) de citta. Nous sommes dans le lieu de l’intime au-delà des émotions et nous nous rendons disponible à Puruṣa grâce à sattva-buddhi.
Toute démarche d’enseignement et de transmission n’est entièrement positive que si c’est une personnalité transparente (un asmitā, mais un asmitā rūpa, un ego installé dans sa vraie nature) qui en est la source. Ce citta devient alors un nimitta, un initiateur de transformation positive, qui a la capacité de faire jouer les forces vives agissantes au sein de prakṛti, mais en respectant la singularité du fonctionnement de chacun. Cette capacité suppose un citta façonné par dhyāna, la méditation (YS IV 2-6).
Conclusions sur sattva-buddhi
Patanjali utilise trois termes pour le nommer le « corps spirituel », : liṅga mātra, sattva et buddhi.
L’expression liṅga mātra (« ce qui n’est qu’une marque susceptible de se résorber dans son origine, mais elle est la marque la plus fondamentale engendrant toutes les autres », YS II 19) situe le « corps spirituel » comme élément à part entière de prakṛti, donc absolument différent de Puruṣa.
Les deux autres termes, sattva et buddhi, replacent ce « corps spirituel » en relation avec Puruṣa :
* Le mot sattva est le plus utilisé, quatre fois ; il renvoie à la notion de « transparence » que peut avoir citta dans sa relation à Puruṣa. Cette transparence n’est pas donnée spontanément. En effet, avidyā brouille la distinction, pourtant nette et radicale, entre Puruṣa et ce qui relève de prakṛti. Mais la « transparence » restaurée peut devenir la nature même de cette fonction de citta d’être un lien disponible à Puruṣa.
* Le mot buddhi, et surtout l’expression sva-buddhi, introduisent la notion d’ « éveil » pour désigner cette relation si subtile entre citta et Puruṣa. Ces deux termes ne sont utilisés que dans la dernière partie du quatrième chapitre. Ils accentuent la dimension de disponibilité de citta comme participant à cette relation
Quelle est la pertinence de l’expression « corps spirituel » pour nommer sattva-buddhi ?
La notion d’esprit est à la fois vague et complexe. Nous ne l’avons pas utilisée dans le cadre de cette étude pour éviter tout amalgame ; dans certaines traductions du YS « esprit » désigne Puruṣa, dans d’autres, « esprit » désigne buddhi, dans d’autres enfin « esprit » traduit citta. La polysémie du mot « esprit » en français nécessite donc une précision supplémentaire pour être sûr qu’il n’y a pas de confusion possible.
La notion de « spiritualité » comporte des acceptions différentes selon le contexte de son usage, religieux ou non. Elle est généralement reçue, dans la culture francophone, comme quête de sens, d’espoir ou de libération. C’est dans cette perspective que nous utilisons ici la notion de « corps spirituel ». Pour Patanjali, Puruṣa (« l’Humain ») manifeste en nous l’idéal d’humanité que nous devons incarner.
Michel Alibert
(Fin de la première partie)
LA MEMOIRE, Sri Acharya Neeraj Yogi, Inde
Traduit par Christine Chaput, élève de Sri Acharya Neeraj Yogi. Cet article est la version compléte de l’extrait publié en octobre 2023 dans notre revue Regard n°66.
Sri Acharya Neeraj Yogi. Inspiré par la spiritualité depuis son adolescence, il a vécu près de célèbres Yogis.
Son enseignement est centré sur le partage de la lumière de la sagesse, du développement de la conscience et du bien-être par la voie du Yoga.
Durant son évolution spirituelle, il a publié de nombreux poèmes.
Il anime des ateliers de yoga depuis plus de 20 ans.
Naturopathe et formateur en yogathérapie.
Enseignant spirituel du Yog Niketan ashram pendant 5 ans.
Responsable et auteur de la revue Yog Darpan.