ZAHRA. Conte.
Conte tiré du livre: L’amour foudre, Henri Gougaud, © Editions du Seuil, 2003/ © Editions Points, 2007
Conte proposé par Lucile Jouvenel qui remercie Henri Gougaud et la maison d’édition “Editions du Seuil” de nous autoriser à reproduire ce conte pour une durée de 3 ans. Tout copier/coller est interdit.
Autrefois fut en Arabie un roi nommé Shams le Paisible. Il était père d’une fille au rire simple et bienfaisant comme une source de la vie, au regard sans cesse espérant, un nom aimé du vent : Zahra.
Shams, au matin de chaque jour, baisait son front en chantonnant (c’était sa prière de l’aube) :
- “Trois bontés chassent le chagrin : le vin, mes rosiers et Zahra, que Dieu la garde de tout mal !”
Et tous rendaient les mêmes grâces, autour de lui, en chœur joyeux.
Elle était belle, certes, elle était sage aussi. Auprès des savants au front haut que son père Shams fréquentait, elle avait goûté la saveur de cette sorte de savoir qui enivre parfois et parfois fait pleurer de désir trop poignant. Elle avait appris à distinguer le mot de la parole, le temps de la durée, l’énigme du mystère, les beautés nourricières des subtilités vaines.
Enfin sans le secours de ceux qui savaient tout, même l’art de se taire, elle avait appris à écouter, la nuit, le tambour de son cœur, la rumeur de son corps, le chant fragile de son âme.
Vint le matin mélancolique (le ciel pourtant était serein) où son père lui prit les mains au bord du lit de son enfance, chassa d’un coup d’œil la nourrice qui venait d’ouvrir les volets et lui dit :
- ” Zahra mon aimée, ce soleil sur la courtepointe est le dernier des jours naïfs. Voici pour toi le temps venu d’épouser un prince héritier. Je l’ai choisi ; Il est puissant. Qu’il te donne vingt fils et du bonheur à vivre ! “
Zahra sentit son sang lui chauffer les joues. Un instant elle baissa le front. Lui revinrent soudain ces mots entendus d’un libraire aveugle qui savait voir les yeux fermés : « Sois la sultane de ta vie. Que l’amour seul soit ton palais, ton royaume, ta palmeraie, ton désert et ton océan. »
Elle sourit au regard inquiet qui épiait sur son visage le moindre signe de souci. Elle répondit :
- “Hélas mon père, l’homme que j’aime est loin d’ici, si loin que je ne sais pas où. Pourtant, il me reviendra un jour, mais j’ignore en quelle saison. Voilà passé le temps de l’enfance, j’en ai béni chaque journée. Maintenant, laissez-moi aller. Je dois construire ma maison où j’attendrai le bien-aimé sans lequel ma vie n’est que sable.”
Elle se vêtit et s’en alla. Shams souffrit ce qu’un père souffre quand son cœur se défait au vent.
Jusqu’au soir elle marcha par les chemins de sable. Au crépuscule elle s’arrêta. Elle contempla les horizons. Elle se vit au centre du monde. Elle s’y bâtit une maison, franchit le seuil et s’enferma.
Aussitôt la rumeur envahit la cité :
- “Savez-vous, bonnes gens ? La princesse Zahra s’est enfuie dans le désert. Elle attend que l’amour lui vienne, enfermée dans une cabane aux murs de cailloux et de bois !”
Qui ne connaissait pas Zahra, fille de Shams ?
Qui ne la savais pas plus belle et désirable que les reines du paradis ?
Ils accoururent tous, princes, marchands, mendiants, voleurs et philosophes, chacun poussant son ange et traînant son démon.
Au premier qui frappa à sa porte fermée :
- Qui vient là ? demanda Zahra.
Le cœur serré dans sa chemise l’homme lui répondit :
- C’est moi.
Alors il entendit Zahra lui murmurer, à l’abri de la porte close :
- Ensemble dans cette maison toi et moi ne pouvons pas vivre. Il n’est pas de place pour deux. Dis-moi ton nom, homme, et va-t’en.
Il obéit. Le nom fut dit et la recluse le broda sur son manteau de laine bleue.
Le lendemain un autre vint. Lui aussi frappa à la porte.
- Qui vient là ? demanda Zahra.
Comme son frère de la veille il lança fièrement :
- C’est moi.
Comme son frère de la veille il entendit ces mêmes mots :
- Ensemble dans cette maison toi et moi ne pouvons pas vivre. Il n’est pas de place pour deux. Dis-moi ton nom, homme, et va-t’en.
Et tandis qu’il s’en retournait, son nom fut lui aussi brodé sur le manteau de laine bleue.
Ils vinrent cent, ils vinrent mille, ils vinrent dix et vingt années.
Chacun, à la question posée, répondit à la porte close : « C’est moi, Hassan », « C’est moi, Ali », « C’est moi » tel guerrier, tel derviche, tel coureur de sable ou de vent. Cent et cent noms furent brodés sur le manteau de laine bleue, et les jours et les nuits passèrent, et les printemps, et les hivers, jusqu’au jour où fit halte au seuil de la maison un errant au pieds nus.
Il s’appelait Moktar. En langue d’Occident son nom était « l’Elu ».
Il n’avait dans ses mains que ses lignes de vie, mais dans ses yeux brillaient tous les trésors du monde.
Il ne frappa qu’un coup à la porte fermée.
- Qui vient là ? dit Zahra.
Moktar, droit sur le seuil, demeura silencieux. On entendit le vent caresser le désert. Une deuxième fois :
- Qui vient là ? dit Zahra.
Sa voix n’était qu’un souffle, un murmure de sable. Moktar ne lui répondit pas, mais Zahra le sentit sourire. De l’autre côté de la porte elle sourit aussi, se pencha, approcha sa bouche tremblante d’une fente dans le bois brut. Elle dit encore :
- Qui vient là ?
Alors Moktar, l’Elu, dans la brise du seuil approcha lui aussi la bouche de cette fente dans le bois.
- C’est toi même, dit-il.
Et la porte s’ouvrit.
Il entra, s’avança. Et que vit-il dans la pénombre ?
Zahra vieillie, ridée, courbée dans son manteau de laine bleue où tant d’éphémères passants avaient laissés leur trace inscrite.
Moktar vit-il ses yeux fanés, ses cheveux neigeux et sa fatigue ?
Un fil au bout d’un nom brodé sur l’épaule prit son regard.
Il le tira, défit le nom, et par la porte ensoleillée il lança ce fil à la brise, et le fil à peine dehors se fit oiseau et s’envola.
Il en tira un autre encore.
Un nom se défit, un oiseau encore s’en fut.
Un long, un court et un cinquième, et celui d’un guerrier persan, et celui d’un caravanier, et miracle, avec chaque nom effacé sur le manteau bleu, avec chaque fil envolé, chaque cri d’oiseau délivré, une ride disparaissait sur le visage de Zahra, son teint retrouvait son éclat et ses yeux leur lumière vive.
Quand ne fut plus un nom brodé, quand le soleil eut disparu derrière la nuée d’oiseaux qui avaient envahi le ciel, Zahra était à nouveau jeune et belle, plus ardente encore et rieuse qu’au premier printemps de sa vie.
Alors les deux qui n’étaient qu’un s’en furent droit dans le désert.
Nul ici-bas ne les revit. Ils ne laissèrent dans le sable aucune empreinte de leurs pas.
Henri Gougaud: L’amour foudre