Dimension trans-personnelle dans l’art. L’art dans sa diversité est-il une voie vers la connaissance de soi ? Du Soi ? F. Lebourgeois

Si la réalité n'est qu'une illusion, alors le Réel est bien là, lové au sein de cet espace poétique d'où tout apparaît et disparaît nous laissant des goûts de beauté, des lueurs de joie, des instants de communion, voire de plénitude ou d'extase.
Frédérique Lebourgeois

Proposition : mettre en perspective l’approche phénoménologique de Gaston Bachelard sur l’esprit et l’espace poétique dans son livre « La poétique de l’espace » édité chez Puf (1957), avec la pratique du yoga comme développement d’une perception de soi et du Soi.

Le Soi trans-personnel correspond à une expérience dans laquelle le sentiment d’identité ou de soi s’étend au-delà de l’individu, pour englober des aspects plus larges de l’humanité, de la vie, de la psyché, du cosmos. Précisons que « trans-personnel » est un terme qui a été mis en exergue dans les années 1960 par un groupe de psychologues et psychanalystes américains. En psychologie Stanislav Grov a défini des états de conscience où l’individu a le sentiment que sa conscience s’étend au-delà de l’égo habituel (moi), dépasse les limites du temps et de l’espace. Certains parleront d’états de conscience modifiée (Abraham Maslow, Gustav Jung).

L’approche trans-personnelle dénonce l’impasse de l’actuel paradigme scientifique matérialiste et prône l’inscription de l’humain dans la spiritualité. Il s’agit de l’ouverture de l’objectivité rationnelle à une dimension qui relève de l’intuition et de l’aspiration permettant un élargissement du champ de connaissances à partir d’une plongée dans « les profondeurs de l’être » ; un dépassement de la centration de l’individu sur ses intérêts propres pour un élargissement à un sentiment cosmique, inscription dans une dynamique au-delà de soi.

Plusieurs démarches permettent d’expérimenter ces états de conscience au-delà de l’égo : la méditation, les drogues, l’état d’extase, la transe chamanique, l’état de créativité artistique. Il m’a semblé intéressant de mettre en parallèle la démarche de Bachelard sur l’acte de création poétique et l’état « d’ex-ister » du poète, comme hors de lui-même, et l’espace yogi où la démarche est une tentative de dégagement des contingences de la pensée et de ce qu’elle porte en mémoire.

Pour Bachelard il s’agit d’oublier son savoir, rompre avec ses habitudes de pensée, pour se laisser porter par l’image poétique, il s’agit de capter l’image poétique à l’instant de son apparition car les mots du poète ne sont pas des arrangements, ils viennent sonder les profondeurs obscures mais aussi lumineuses que l’homme porte en lui.

En yoga, Samadhi-prajna, se donner à ce qui est, à ce qui vient à nous, accueillir totalement ce qui est, lâcher le connu afin qu’une relation directe puisse s’établir entre « ce qui voit en moi » (purusha) et l’objet sur lequel je médite. Se dégager du poids de la mémoire (smrti), « accepter d’être touché dans l’inconnu, au-delà de la mémoire constante »

Si Bachelard parle d’espace poétique c’est qu’il s’agit d’un lieu où « ça » parle en soi, un lieu d’où les mots et les images émergent sans « vouloir ». Jean-Pierre Jouve qu’il cite écrit : « La poésie est une âme inaugurant une forme ». Dans l’art il y a un médium, les mots, la peinture, la terre, le corps, etc…C’est la forme qui nous rend visible cette profondeur d’humanité qui soutient l’âme. Bachelard distingue l’esprit de l’âme et situe la poésie comme « un engagement de l’âme ».

Ne pourrait-on pas dire que l’engagement en yoga est aussi un engagement de l’âme ? Si la poésie dans cet état de rêverie où elle place le poète met en jeu l’âme comme présence au monde et à soi, la pratique yogi peut renvoyer à cet état d’« être-là » présent dans le souffle comme reliance à Soi.

Dans le Yoga Nidra le corps est mis en suspension et les images font voyager l’individu aux confins de la réalité. L’esprit lâche sa suprématie au profit d’une conscience associée à l’âme. Bachelard dit : « La conscience associée à l’âme est plus reposée, moins intentionnalisée que la conscience associée aux phénomènes de l’esprit ». Ce désarrimage du corps et de l’esprit permet une plongée dans les profondeurs du Soi et pour Bachelard « le poème nous prend tout entier », « il semble que par son exubérance, le poème réanime en nous des profondeurs ». Comme dans la plongée sous-marine, se laisser happer dans un espace sans limites, sans repères et laisser advenir ce qui émergera de ce lieu inconnu. « Mais la phénoménologie de l’imagination ne peut se satisfaire d’une réduction qui fait des images des moyens subalternes d’expression : la phénoménologie de l’imagination demande qu’on vive directement les images, qu’on prenne les images comme des événements subits de la vie. Quand l’image est nouvelle, le monde est nouveau ».

Dans le Yoga Nidra chacun va recréer son propre monde à travers les images proposées. Il se crée ainsi un complexe entre rêve et réalité qui alimente et révèle une part de notre être au monde. L’état de rêverie entraîne l’âme vers des plans différents entre mémoire et projection mais aussi vers un ailleurs où se laisser surprendre et toucher par l’inconnu.

Deux effets de la poésie, la résonance et le retentissement, pourront se retrouver dans la pratique du yoga. Bachelard: « Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence ».

Novalis dans « Ainsi parlait » dit : « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale. Ainsi le poète est le médecin transcendantal ». Je dirais que la poésie produit une vibration intérieure qui touche l’âme, réjouit le cœur et soulage le corps du poids de sa matérialité. Vivre l’art, recevoir l’émotion, l’impulsion qu’il suscite en nous c’est en quelque sorte être entièrement présent à Soi. Au-delà de ce que ça suscite comme pensées, sensations, émotions, en soi, c’est un « être là » concentré, ramassé sur son noyau en le sentant rayonner en concordance avec l’objet.

Si la réalité n’est qu’une illusion, alors le Réel est bien là, lové au sein de cet espace poétique d’où tout apparaît et disparaît nous laissant des goûts de beauté, des lueurs de joie, des instants de communion, voire de plénitude ou d’extase. Le travail du poète se situe dans l’agrandissement du monde, l’extension de notre espace intérieur qu’il vient solliciter. Bachelard écrit : « Donner son espace poétique à un objet, c’est lui donner plus d’espace qu’il n’en a objectivement ou pour mieux dire, c’est suivre l’expansion de son espace intime ». L’âme se trouve aspirée dans ce mouvement d’expansion que l’on pourrait associer à de la méditation, entrer dans l’espace poétique ouvrirait la conscience à un champ illimité. « Il semble alors que c’est par leur « immensité » que les deux espaces : l’espace de l’intimité et l’espace du monde deviennent consonants». « Quand s’approfondit la grande solitude de l’homme, les deux immensités se touchent, se confondent ».

R.M. Rilke parle de communion avec l’univers: « Cette solitude illimitée, qui fait de chaque jour une vie, cette communion avec l’univers, l’espace en un mot, l’espace invisible que l’homme peut pourtant habiter et qui l’entoure d’innombrables présences ».