Yoga, prison, liberté et insoumission

« La Joie qui me prend après chacune de nos séances me nourrit et me conforte. En cas de tempête subite, comme celle d’hier midi, c'est elle qui me sert de boussole. »

André Weill
André Weill

Ce texte sera également publié par la FIDHY.

Prologue1
« Tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la Pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’Arbre, c’est à dire de l’enracinement, de l’identité. Les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’Arbre que l’on fabrique la Pirogue. »

Liberté

La prison peut s’entendre selon la loi comme « un lieu et un temps de privation de liberté ». Les approches spirituelles souvent volent en éclat quand elles sont confrontées à l’ultime. Tricher avec les mots, tricher avec soi-même, se révèle alors vain et dérisoire. C’est dans le contexte douloureux et paradoxale du sans identité, sans repère de temps ni d’espace, qu’émerge la liberté. Mais là, ce sont juste des mots.

Car la liberté n’est pas un mot. Ni une temporalité. Mais un regard. La liberté c’est cela qui voit, pas cela qui est vu2. La liberté c’est cela qui parle3, pas cela qui est dit. Par nature, la liberté est libre. Donc sans limite, sans frontière. C’est d’ailleurs à ça qu’on la reconnait. La liberté ignore toute dualité. Celle des barreaux comme celle des identités. Celle des horloges comme celle des cadastres. Neti, neti4. Ni ceci, ni cela. Ni victime, ni bourreau, ni sauveur5.

Au Centre Pénitentiaire de Grenoble-Varces

Avec le support bienveillant de la direction et du personnel, et sur proposition du médecin de l’Unité Sanitaire, j’avais animé pendant une douzaine d’années, une pratique hebdomadaire de yoga au Centre Pénitentiaire de Grenoble-Varces. Ces séances étaient financées par l’ARS6 sur la ligne budgétaire « Promotion de la Santé et prévention des Risques ». Dans l’impossibilité d’enregistrer ou de filmer, j’ai précieusement conservé des paroles recueillies en fin de séance. Au-delà du fait qu’elles aiment à voler de leurs propres ailes à travers les barreaux, ces paroles sont rares et précieuses. Je souhaite ici en partager quelques-unes afin qu’elles voyagent à travers les prisons et les écoles de yoga, compte tenu de leur profondeur et de leur insoumission au lieu, au temps et à l’identité. Dhâranâ, Dhyâna, Samadhi7. Le pur yoga !

Une séance hebdomadaire

Il faut passer neuf lourdes portes vidéo-contrôlées pour enfin atteindre une grande salle de béton, grise et froide, au quatrième étage. Les tapis sont stockés dans une armoire parfois défoncée. La liste des participants est établie par un éducateur8 de l’Unité Sanitaire. Elle ne comporte que des volontaires.

Par la lenteur, la séance tente de recontacter le vivant qui pousse dans les fissures du béton. On commence naturellement par un travail postural, parfois intense, mais toujours respectueux des blessures du jour. Dans un deuxième temps, les techniques respiratoires trouvent leur place, apaisante, nourricière et libératrice. Se sentir vivant est une expérience spirituelle majeure. Et ce n’est que dans une troisième étape, parfois, si les étoiles sont alignées et si les conditions environnementales le permettent, qu’un moment d’attention les yeux fermés, peut peut-être se mettre en place.

Parfois, dans le silence de la fin de séance, quand la montre s’arrête, il m’arrive d’ouvrir les yeux. Dans la pénombre, je perçois ces quelques hommes enfin en paix. Certains massifs, d’autres chétifs, mais tous satellisés, hors espace, hors temps hors identité. Dhâranâ Dhyâna Samadhi. Rejetés de beaucoup, et souvent d’eux mêmes, mais tous assoiffés de lumière. Le regard hébété, comme après avoir traversé la muraille interdite, ils se dévisagent lentement, en attention les uns aux autres, en respiration avec eux-mêmes. Ils viennent d’arriver sur une autre planète.

Ils étaient venus là juste « pour sortir » de la cellule, pour parler avec le Pays et/ou pour échanger quelques interdits. Ils croyaient que le yoga c’était pour les filles et les « pointus9 ». Et là, ils ne comprennent plus rien à ce qui leur arrive, comme hypnotisés par la puissance du yoga et la danse des derviches. La peur a quitté la pièce. On dirait que toute la prison a succombé à l’ivresse du silence. Une sorte de grand joint collectif qui durerait perpète.

Les verbatim10

Un petit bout d’humide me monte alors aux yeux. Ce sentiment de gratitude me reprend quand Nadir décrit l’évasion qu’il vient de vivre. Et pourtant, « j’ai rien fait  » assure-t-il. Oui Nadir, tu n’as rien fait. Et, le regard tourné vers l’intérieur, te voilà désormais libre. Voilà, merci Nadir, tu vois, je te l’avais promis. C’est fait, c’est transmis. Sois heureux. Cette séance est la tienne, ces lignes sont les tiennes. Ce livre11 est le tien. Il dit ton chemin, ta vérité, ta vie. Et personne ne viendra jamais te le reprendre.

Les verbatim, bruts de décoffrage, illustrent à l’infini le processus de libération. « Tu sais, André, j’avais appris que pour être tranquille, il fallait tuer. En fait la relaxation ça porte bien son nom. Ça nous renouvelle. Du coup l’autre mot qui vient c’est « resqueletté » (sic). Comme si les os étaient remis en place. Je trouve un troisième poumon (re sic). »

Insoumission ne veut pas dire indifférence ni ignorance mais indépendance, souveraineté, liberté. « Je m’isole, j’entends les bruits, mais ça glisse, je les entends, c’est tout, c’est pas agressif. C’est pénétrant, ça rentre, ça vit ».

Enracinement
Semaines après semaines, les pratiques s’enracinent et se diversifient. « La conscience de ce qui nait, voilà la liberté12 ». Ivresse du « Aum », ivresse de toute pratique qui descend dans la grotte du cœur. Les vibrations du bol tibétain ouvrent la porte secrète, celle du désidentifié. « La Joie qui me prend après chacune de nos séances me nourrit et me conforte. En cas de tempête subite, comme celle d’hier midi, c’est elle qui me sert de boussole. De toute façon la prison est là et qui suis-je pour la vouloir changer ? »

Dans les échanges informels, on remémore le voyage, le pays, la famille. On évoque la destinée de prisonniers célèbres. Carlo Levy, Nelson Mandela, Martin Luther King, Vladimir Boukovski ou bien Gandhi.

Insoumission ne veut pas dire rébellion. Mais liberté. Une fois que cela est compris, vous arrêtez d’aboyer au loup et sortez simplement du système carcéral sans même une cicatrice à l’âme. Voie de liberté, voie d’éveil, voie du yoga suprême.

Om shanti !

André Weill

1 Mythe mélanésien de l’île du Vanuatu

2 « Vision sans tête » Douglas Harding, José Leroy

3 « Au commencement était le Verbe » Jean-I-1

4 Les Upanishads ou encore Avadhuta Gita

5 Scénario pratiqué inconsciemment et nommé « Triangle de Karpman ».

6 Agence Régional de Santé

7 Yoga Sutra Patanjali – Chap III

8 Yves Chauchaix, chargé de mission en éducation pour la santé, CHU de Grenoble

9 Vocables affublant les détenus condamnés pour infractions sexuelles sur des mineurs

10 Voir aussi le film « Je verrai toujours vos visage »

11 « Yoga en prison –une lecture des yoga sūtra de Patañjali » André Weill – Ed. « Le mercure dauphinois » – 2018

12 Yoga Sutra Patanjali – III-56.