BUDDHI. La notion de sattva-buddhi et l’anthropologie biblique

« Deux constats facilitent bien les choses : d’une part, le Yogasûtra ne présente pas le Yoga comme une religion et, d’autre part, yoga et christianisme ont en commun d’admettre une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la matière. Puisque le yoga n’est pas une religion, les échanges qui peuvent s’établir entre les deux ne concernent pas le dialogue interreligieux ». M. Alibert
Michel Alibert

Au printemps nous avons fait paraître le Regard 67 sur le thème de Buddhi. A cette occasion, Michel Alibert, formateur de yoga, chercheur dans le domaine de la psychanalyse et de la théologie, nous a écrit plusieurs textes qui se complètent. L’un a été publié dans Regard, le deuxième vous a été proposé sur le site en Avril, et voici le dernier qui a pour objet le lien entre yoga et bible. Toute l’équipe Yosoli remercie chaleureusement Michel Alibert pour sa contribution généreuse à notre réflexion.

En introduction, retenons particulièrement cette phrase du texte:

« Deux constats facilitent bien les choses : d’une part, le Yogasûtra ne présente pas le Yoga comme une religion et, d’autre part, yoga et christianisme ont en commun d’admettre une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la matière. Puisque le yoga n’est pas une religion, les échanges qui peuvent s’établir entre les deux ne concernent pas le dialogue interreligieux ». Michel Alibert

A priori, entre Yoga et Bible il n’y a aucune convergence ! Nous sommes dans deux contextes culturels différents. Le Yogasûtra et la Bible sont deux écrits complètement dissemblables : le Yogasûtra est un Traité précis, concis et court. La Bible est une collection d’ouvrages répartis en deux groupes distincts : ceux de « La Première Alliance », écrits principalement en hébreu, quelques-uns en araméen et, les tout derniers en grec (avant la naissance de Jésus-Christ) et ceux de « l’Alliance renouvelée » (les écrits produits en grec par le premier siècle chrétien). Notons, toutefois, qu’au troisième siècle avant JC, communauté juive la plus importante était à Alexandrie et parlait grec ; elle a traduit dans cette langue les livres bibliques, ce qui a fait du grec, jusqu’à la fin du premier siècle après JC, une langue canonique pour le judaïsme. Le grec était aussi la langue des premiers chrétiens, ils ont lu la Bible en grec. Notons encore que, d’une part, les différentes traditions qui se réfèrent à la Bible, le judaïsme, le christianisme ancien (orthodoxe et catholique) et le christianisme issu de la Réforme, n’ont pas exactement le même nombre d’ouvrages pour la « Première Alliance » ; d’autre part, que le judaïsme ne reconnaît pas les écrits chrétiens de « l’Alliance renouvelée ». On peut compter jusqu’à 45 recueils pour la Première Alliance et 27 pour l’Alliance renouvelée. Les textes majeurs de la Première Alliance sont reconnus par toutes les traditions.

La Bible est dite « inspirée par Dieu, mais écrite par des hommes » ; ceux-ci appartenant à des cultures diverses dans le temps et dans l’espace. Son interprétation doit en tenir compte pour ne pas absolutiser des points de vue culturellement situés. C’est pourquoi elle est étudiée dans différentes traditions ecclésiales qui tiennent compte de la pluralité de points de vue culturels. La lecture biblique en groupe évite l’enfermement dans un point de vue partiel et partial. Il est préférable de ne pas parler « d’auteurs » pour les livres bibliques mais « de rédacteurs ».

Enfin, la Bible est inépuisable dans sa profondeur de signification, un auteur, Éphrem (diacre à Édesse au IVe siècle), écrivait : « La parole de Dieu est arbre de vie… celui qui obtient en partage une de ses richesses ne doit pas croire qu’il y a seulement… ce qu’il y trouve. … Réjouis-toi parce que tu es rassasié mais ne t’attriste pas de ce qui te dépasse. Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de ne pouvoir épuiser la source. … Ce que tu as pris et emporté est ta part ; ce qui reste est aussi ton héritage » (Commentaire sur l’Évangile).

Malgré ces différences entre yoga et bible, beaucoup de chrétiens pratiquent le Yoga, tandis que d’autres le suspectent. Comment les premiers s’en sortent-ils et que dire, éventuellement aux autres ? Il n’est pas question ici de donner une argumentation convaincante, mais de proposer une interprétation possible de la rencontre entre pratique du yoga et christianisme. Je m’implique dans cette interprétation en témoignant que je suis passionné par la vision de l’humain qui ressort de l’étude approfondie du Yogasûtra, car, en creusant cette anthropologie, je constate que j’approfondis aussi, souterrainement, ma compréhension de la théologie chrétienne.

Deux constats facilitent bien les choses : d’une part, le Yogasûtra ne présente pas le Yoga comme une religion et, d’autre part, yoga et christianisme ont en commun d’admettre une transcendance, c’est-à-dire un au-delà de la matière. Puisque le yoga n’est pas une religion, les échanges qui peuvent s’établir entre les deux ne concernent pas le dialogue interreligieux. Par contre, depuis des décennies, des théologiens indiens, ou venant d’autres continents, s’intéressent aux concepts de l’hindouisme, et en particulier à la notion de Brahman ; certains vont même jusqu’à travailler sur l’apport que pourrait avoir ce concept sur la théologie chrétienne. Avec le yoga nous ne sommes concernés que par les aspects anthropologiques.

L’ouvrage « Yoga et christianisme, Quelles convergences ? », signé par Henri Bourgeois, théologien catholique, Béatrice Viard et Michel Alibert, formateurs de yoga, n’abordait pas cette rencontre sur le plan spécifiquement anthropologique (Cet ouvrage, paru en 1998, était épuisé, il a été publié à nouveau, avec de légères mises à jour, par les « Cahiers de Présence d’Esprit » en 2023, sous le n°20 de la Collection ; son contenu n’a rien perdu de sa pertinence).

Essayons maintenant de signaler quelques points où les interprétations anthropologiques pourraient converger. Cette présentation ne peut être qu’une ébauche sommaire, car il s’agit d’une thématique complexe et peu abordée en profondeur. C’est un premier essai de ma part.

Fondements de l’anthropologie biblique (Gn 1-3)

Ces fondements se trouvent dans des récits mythiques très anciens. Ces récits ne se veulent pas historiques, ils sont hors de toute histoire ; on les dit mythiques, car ils nous parlent de nous-mêmes, dans notre réalité la plus quotidienne, mais ils le font à partir de récits anciens.

L’Humain à l’image de Dieu (Gn 1, 27)

Dieu a deux noms dans la Bible :Elohim, un nom pluriel qui ne se conjugue qu’avec des verbes au singulier et un nom imprononçable, dont on ne connaît que les consonnes, YHWHet que le judaïsme remplace par Adonaï qui veut dire « Seigneur ». Impossible dans ces conditions de se représenter Dieu sous quelque mode que ce soit. Les deux sont quelquefois associés Adonaï Elohim.

Elohim créa le ciel et la terre grâce à son Verbe (il parle) et à son Souffle (son esprit). (Gn 1, 1-3). Une intéressante tradition du judaïsme introduit la notion de Tsimtsoum. Elle est complexe et nous n’en retiendrons qu’un aspect : Dieu s’est retiré du monde au moment même de la création. Une métaphore est quelques fois utilisée pour expliquer cette présence-absence, dans une photo en noir et blanc, qu’est ce qui fait la photo ? Le noir ou le blanc ? Les deux bien sûr. Le Tsimtsoum, l’éclipse du divin, c’est aussi le divin ! Avec cette façon de comprendre, on explique l’autonomie de la dynamique du créé ; la création se déploie par une logique propre qui n’a plus besoin d’une intervention divine. Les catastrophes, naturelles ou déclenchées par l’action consciente ou inconsciente des humains, ont leur propre loi de manifestation. Il est malsain d’y voir des interventions divines de punition. Si Dieu intervient, c’est au travers de l’agir humain qu’il « inspire ». Mais nous savons qu’il n’y a malheureusement pas que Dieu qui inspire les humains, nous verrons comment la Bible en rend compte.

Ce Dieu Créateur crée l’univers en six jours et « se repose » le septième. Constatant ce qu’il a fait, Dieu trouve que « Cela est bon ». Le sixième jour il crée les animaux par paire, mâle et femelle, et avec eux l’humain, vivant sur la terre, mais pour ce dernier, il s’y prend tout-à-fait différemment.

Le thème d’un Dieu créateur est-il incompatible avec une thématique de déploiement de « ce qui est manifesté » comme le propose le Yogasûtra ? Si les choses étaient affirmées ainsi, peut-être ! Toutefois, l’anthropologie du Yogasûtra ne s’intéresse pas à l’origine absolue, mais à la constitution de l’individu ; sa corporéité (prakṛti) se déploie à partir d’une matière primordiale (pradhāna), dont l’origine n’intéresse pas Patanjali, et de l’intervention d’un Réel immatériel et transcendant, Puruṣa.

Pour ce qui est de la création de l’humain, Elohim énonce d’abord son projet : « Faisons l’Humain (Adam, le terreux) à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1, 26).

Mais il ne le réalise pas exactement comme prévu : « Elohim créa l’Humain à son image » (Gn 1,27).

Cette différence entre le projet et sa réalisation a été abondamment traitée. Un commentaire intéressant explique que Dieu a fait l’homme à son image, mais qu’il lui a laissé le soin de travailler à lui ressembler. Toute la Bible sera consacrée à poser des repères pour y parvenir.

Dieu n’a pas créé l’humain parce qu’il en avait besoin ni pour aucune autre cause extérieure à lui-même, mais par amour pour sa propre excellence.

En rapprochant cela des termes de Patanjali on peut comprendre que l’Humain est fait à l’image de Dieu dans sa corporéité, mais que ce n’est que Puruṣa qui possède la ressemblance. C’est par sattva-buddhi que la corporéité humaine peut recevoir cette ressemblance. Dès les premiers siècles chrétiens de nombreux auteurs ont affirmé que « Dieu a fait l’Humain à son image pour que l’Humain devienne Dieu », c’est-à-dire lui ressemble.

« Mâle et femelle il les crée. Elohim les bénit » (Gn 1, 27-28)

« Elohim leur dit : ‘Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-là » (Gn 1, 2).

Mâle et femelle, donc susceptibles de procréer et donc d’être à l’image de Dieu ! Toutefois Dieu est créateur, l’humain n’a que la capacité d’être pro-créateur. Néanmoins, en l’état, l’humain ne se reproduit pas encore.

Il faut compléter ce récit avec le chapitre 2 de la Genèse, qui revient sur la question de la création de l’humain, et c’est alors Adonaï Elohim qui intervient.

« Adonaï Elohim modèle l’humain avec la poussière du sol, il insuffle dans ses narines une haleine de vie et l’humain devient un être vivant. Adonaï Elohim plante un jardin en Éden, en orient, il y met l’humain qu’il a modelé. Adonaï Elohim fait germer du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et « l’arbre de vie » au milieu du jardin et « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 7-9). Adonaï Elohim explique à l’humain : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de ‘l’arbre de la connaissance du bien et du mal’ tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras tu mourras » (Gn 2, 16-17). Il s’agit beaucoup plus d’un avertissement bienveillant que d’une interdiction. Nous découvrons ici que la domination de la terre, évoquée en Gn 1, 2, est présentée comme celle d’un jardinier invité à poursuivre l’œuvre du créateur qui est bienveillant envers ses créatures et les trouve bonnes. Il s’agit pour lui de se comporter en gérant attentif et soigneux d’un domaine et non en le dominant de façon tyrannique ; c’est ce qui a prévalu avec les révolutions technologiques et encore plus industrielles. Notons d’ailleurs que l’humain est créé végétarien.

Le serpent dit : « Vous serez comme Elohim » (Gn 3, 5)

Le premier couple ne coule pas longtemps des jours de jardiniers tranquilles dans son jardin en Éden. Un trouble-fête s’invite, un serpent dénué de scrupule ; il parle à la femme.

Écoutons ce dialogue pervers et sa conséquence (Gn 3, 1-6) :

Le serpent : « Ainsi Elohim vous a dit ‘vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin’… ».

La femme répondit : « Nous mangerons de tous les arbres du jardin, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Elohim a dit : ‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, afin de ne pas mourir’ ».

Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas, car Elohim sait que du jour où vous en mangerez vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohim, connaissant le bien et le mal’ ».

La femme voit que l’arbre est bien à manger et appétissant pour les yeux, et désirable … elle prend de son fruit et mange. Elle en donne à son homme, qui était avec elle, et il mangea.

Dans le Yogasûtra, il n’y a pas de récit semblable, toutefois avidyā, la ‘méprise existentielle’, une situation de confusion peu enviable, détourne aussi l’ego (asmitā) vers une forme problématique asmitā kleśa. Cet « ego problématique » (celui qui se prend pour sa propre origine) entraine « attrait compulsif » (rāga), « rejet compulsif » (dveṣa) et « angoisse » (abhiniveśa). Le « corps spirituel », sattva-buddhi, est obscurci et devient incapable de jouer son rôle et de maintenir la distance infranchissable avec Puruṣa. La « relation », (saṃyoga), devient confusion. Ce désir humain de toute puissance est-il si loin de l’insinuation du serpent ? Et les rêveries délirantes de certaines compréhensions de l’intelligence artificielle ou du transhumanisme viennent de très loin !

Le point commun entre Bible et Yoga est que l’humain subit le mal mais il n’en est pas l’auteur. Le mal est là avant qu’il n’y cède : c’est le serpent, pourtant créé bon, pour la Bible ; c’est avidyā qui précède l’ego (asmitā) et l’influence négativement, pour le Yoga. L’origine de la présence d’avidyā n’est pas non plus donnée. Pourquoi est-ce la femme qui est tentée ? Ce que le texte affirme c’est que son homme était avec elle, qu’elle lui en donne à et qu’il en mange sans aucune réserve. On peut dire que la responsabilité est équitablement partagée.

Adonaï Elohims dit : « Qui t’a rapporté que tu étais nu ? » (Gn 3, 11)

Dans la Bible, la conséquence de cette tentation acceptée est une prise de conscience :

« Les yeux des deux se dessillent, ils savent qu’ils sont nus. Ils cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures » (Gn 3, 7).

Pourquoi la nudité qui ne les gênait pas devient-elle problématique ? Invoquer la pudeur ne fait que reporter la question. On peut avancer l’hypothèse suivante : ils pensaient devenir comme Elohims, ils se retrouvent l’un et l’autre incomplet ; ce qu’a l’un, l’autre ne l’a pas. Ils cachent à leurs propres yeux cette différence qui les contraint à avoir recours l’un à l’autre pour procréer. Quelle déception quand chacun se voyait devenir un dieu tout-puissant ! Ils éprouvent dans leur chair la connaissance du bien et du mal qu’ils pensaient surplomber de très haut.

Mais leurs déboires se poursuivent :

« Ils entendent la voix d’Adonaï Elohim qui marche dans le jardin à la brise du soir. L’homme et sa femme se cachent devant d’Adonaï Elohim parmi les arbres de jardin » (Gn 3, 8).

A la gêne qu’ils ont éprouvé à la vue de leur nudité se rajoute la honte de se présenter nus devant Dieu. La relation confiante est détruite. Notons la tendre familiarité de Dieu se promenant dans le jardin cultivé par les humains dans la douceur du soir.

« Adonaï Elohim appela l’humain : ‘Où es-tu ? » (Gn 3 9).

L’humain est dans la ténèbre et Dieu, plein de sollicitude, est inquiet pour lui.

« Il (l’humain) dit : ‘J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai frémi de peur, car je suis nu, et je me suis caché » (Gn 3, 10).

Il n’y a plus l’homme et la femme, mais l’humain collectif qui exprime sa honte et sa peur.

« Il (Dieu) dit : ‘Qui t’a rapporté que tu es nu ? Tu as mangé de l’arbre que je t’avais recommandé de ne pas manger ! » (Gn 3, 11).

A la question, qui était collective, chacun répond en se défaussant (Gn3, 12-13) :

« L’homme dit : ‘La femme que tu m’as donnée, elle m’a donné de l’arbre et j’ai mangé’.

Adonaï Elohim dit à la femme : ‘Qu’est-ce que tu as fait ?’

La femme dit : ‘Le serpent m’a trompée et j’ai mangé’ ».

Les conséquences sont immédiates :

Dieu sanctionne le serpent en premier.

« A la femme il dit : ‘… dans la peine tu enfanteras des fils. A ton homme ta passion, lui te gouvernera ».

« A l’homme il dit : ‘ … maudit soit le sol à cause de toi. Dans la peine tu en tireras subsistance… A la sueur tu en tireras ton pain … Tu es poussière à la poussière tu retourneras ».

Reprenons l’essentiel de ces sanctions :

La tradition a vu dans la sanction du serpent : « Lui (masculin singulier) te visera la tête et Toi tu lui viseras le talon », la première « heureuse annonce » (« évangile » ; il s’agit du « proto évangile ») du salut apporté par Jésus (nom qui veut dire « Dieu sauve »), lui qui « est né d’une femme » (Ga 4, 4).

Même si les implications en sont différentes pour la femme et pour l’homme, c’est la même sanction : la pénibilité de la vie. Alors qu’ils vivaient sans aucune « peine », en Éden, la vie devient pénible par plusieurs de ses aspects. Les différences entre la peine de la femme et celle de l’homme sont décrites à partir de la situation concrète des rédacteurs. Il ne faudrait pas les absolutiser.

Une conséquence, adressée à l’homme les concerne bien tous les deux : « Tu es poussière à la poussière tu retourneras ». La seule allusion à la mort, depuis le début du récit biblique, se trouvait dans la mise en garde de Dieu : « de ‘l’arbre de la connaissance expérimentable du bien et du mal’ tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras tu mourras’ » (Gn 2, 17). Des exégètes ont imaginé toutes sortes de réponses aux questions qui se posent : Si les humains avaient suivis le conseil de ne pas manger de ce fruit, n’auraient-ils jamais connu la mort ? Ou bien, la mort n’aurait-elle eu aucune pénibilité ? De quoi seraient-ils morts ? Mais alors pourquoi la création de l’humain ? Questions effectivement sans réponse. Inutile de se creuser la tête puisque de toute façon le fruit a été partagé et consommé.

Que signifie ce conseil et son infraction ? Dans son acte, l’humain a fait l’expérience de sa liberté d’agir ; il en expérimente aussi les conséquences. Augustin d’Hippone, méditant cela, s’est écrié : « Bienheureuse faute (celle d’Adam) qui nous valut un tel Rédempteur ». Avec lui, acceptons la situation d’humanité qui est la nôtre et avançons avec enthousiasme et liberté dans la vie, malgré ses contraintes, ses embuches et sa pénibilité.

Remarquons encore que la consommation du fruit déconseillé n’a rien à voir avec l’acte sexuel, comme la tradition populaire l’a propagé. Celui-ci était recommandé par l’injonction : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre » (Gn 1, 28). Cette injonction est bénédiction !

L’arbre de vie n’a pas disparu du projet divin pour l’humain. Il faut attendre le dernier livre de la bible, l’Apocalypse, pour entendre le « voyant » nous dire (Ap 21 et 22) : « Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle … Et je vis la Ville, la Sainte, la Jérusalem nouvelle … Je ne vis pas de sanctuaire ; car le Seigneur Dieu (en grec : Kurios o Theos, Adonaï Elohim), le Tout-Puissant est son sanctuaire … Les nations marcheront à sa lumière … et ses portes ne seront plus jamais fermées … Un fleuve de vie … Au milieu de la place … un arbre de vie … et les feuilles de l’arbre sont pour la guérison des nations. »

L’arbre de vie est retrouvé, mais ce n’est plus dans un jardin.

L’arbre de vie est au cœur même de l’urbanité humaine

Il est le rendez-vous de toutes les nations.

Chacun est donc invité à guérir.

Quel bilan tirer de cette lecture ?

Les différences littéraires entre le Yogasûtra et les extraits bibliques sont manifestes. Tout rapprochement de leur contenu est textuellement impossible. En commentant les récits de la genèse qui ont été retenus, nous avons néanmoins souligné des points de vue qui ne s’excluaient pas et même pouvaient s’éclairer.

Du point de vue d’une anthropologie descriptive de l’être humain, le Yogasûtra est, sans conteste, plus riche et plus fouillé. Dans la Genèse nous sommes dans une perspective dynamique principalement relationnelle entre l’humain, Dieu et les autres humains. Nous sommes partis de l’hypothèse que les deux points de vue ne s’excluaient pas et pouvaient même s’enrichir. Le Yoga, comme d’autres disciplines, pouvant aider les humains à vivre mieux et les chrétiens à être mieux chrétiens.

Risquons un tableau comparatif en rapprochant les anthropologies :

Dans anthropologie du Yoga, l’humain est :
– Une personne immatérielle
– Dotée d’une corporéité matérielle constituée :
. D’un corps spirituel
. D’un corps psychique
. D’un corps mental
. D’un corps sensori-moteur
. D’un corps énergétique
. D’un corps physique
. D’un corps de relation à soi-même D’un corps relationnel à autrui

Dans l’nthropologie biblique L’humain est :
– Fait à l’image de Dieu
– Doté d’une corporéité matérielle Invitée à la ressemblance avec Dieu
Il est bâti avec de la terre Il est animé par le Souffle de Dieu Il devient chair Il a reçu l’haleine de vie
Les conseils de relation à soi-même et à autrui sont nombreux et se perfectionnent

Il apparaît clairement que nous sommes face à deux descriptions qui ne correspondent pas terme à terme, mais qui ne sont pas opposées :

* Comme nous l’avons déjà souligné, à la Personne immatérielle du yoga (Puruṣa) on peut faire correspondre le concept de « l’humain fait à l’image de Dieu ». Puruṣa est qualifié de Prabhu « maître, roi, seigneur » par Patanjali.

* Aux deux corps relationnels du Yoga avec les dix niyama et yama qui leurs sont associés, on peut faire correspondre les nombreux conseils bibliques de relation de l’être humain à lui-même et à autrui. Ces conseils, très divers, sont d’importance différente, ils ont évolué au fur et à mesure des changements culturels dus à l’histoire. Ils s’affinent, pour converger vers cette unique parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18). Elle sera reprise et « transfigurée » par Jésus pour en faire une Parole nouvelle : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34 ; 15, 12).

* En ce qui concerne les six corps de la corporéité proprement dite du yoga : il est difficile de leur faire correspondre ce qui serait analogue dans l’anthropologie biblique. Pourtant, rien ne s’oppose à voir dans les deux « descriptions » des points de vue complémentaires.

On peut même risquer quelques correspondances, car dans la Bible :

* L’être humain est un corps physique pétri par Dieu avec de la terre (adamah, d’où le nom d’Adam donné à l’humain). Ce corps correspond à toute la corporéité présentée dans le Yogasûtra ; elle est entièrement tissée par les trois guṇa. Ce corps est chair fragile (basar) qui nous rend solidaire de toutes les créatures et qui vient de la terre

* Ce corps est animé par le Souffle de Dieu qui lui transmet un souffle propre. Ce souffle-esprit émane constamment de Dieu mais se singularise et s’autonomise en chaque individu (En hébreu : ruah, les translittérations sont approximatives). Le souffle de Dieu est Esprit et puissance de Dieu ; il anime à la fois l’esprit et la respiration de l’humain. On pense à l’énergie vitale, Prāṇa, expression de Puruṣa dans chacune des moindres parts de l’organisme (c’est-à-dire citi śakti qui attire et induit) ; elle permet aussi prāṇa et apāṇa, les souffles d’inspiration et d’expiration.

* C’est son âme vivante et sensible (nefesh) qui donne à chaque humain sa personnalité. C’est la fonction de citta, avec sa personnalité ambivalente, asmitā, qui peut être ego en situation d’aliénation humaine (asmitā kleśa) ou ego « purifié » installé dans sa « vraie nature » (asmitā rupa). Mais citta a aussi la capacité, par le « corps spirituel », sattva-buddhi, d’accueillir la śakti de Puruṣa. On peut y voir l’aptitude de notre esprit à recevoir l’Esprit du Père qui nous fait devenir enfant de Dieu à sa ressemblance. Citons saint Paul : « Nous avons reçu un esprit d’enfant adoptif qui nous fait crier ‘Abba, Père’. L’Esprit lui-même témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 15-16). En devenant « enfant de Dieu » par adoption, nous recevons la capacité d’acquérir la ressemblance du Dieu à l’image de qui nous avons été créés.

Une histoire du salut : un récit de Dieu dans l’histoire des hommes

La Bible est un très long récit qui nous explique comment Dieu, qui a créé l’humain autonome et libre, ne cesse de lui faire signe pour qu’il ne se fourvoie pas dans sa recherche de divinisation. Dieu inspire, tout au long des siècles, des juges, des prophètes, des rois, des sages, pour rappeler aux humains les vérités essentielles. Mais l’homme est aussi travaillé par sa volonté de puissance qui s’avère destructrice, pour lui-même, pour autrui et pour le monde.

Résumons très brièvement cette histoire des hommes selon le récit de Dieu :

* Dieu choisit des hommes, Noé, Abraham, pour entrer en contact avec tous les humains.

* Dieu, renonçant à s’occuper de tous, se choisit un peuple ayant pour mission de devenir témoin-modèle pour toute l’humanité : les descendants de Jacob-Israël, petit-fils d’Abraham.

* Pour le christianisme, Dieu resserre encore son enseignement et le concentre sur une seule personne, Jésus de Nazareth en Galilée.

Jésus de Nazareth, Maître, Seigneur et Sauveur

Les premiers écrits chrétiens présentent la naissance de Jésus comme l’avènement de celui qui était attendu depuis la parole au Serpent : « Je placerai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Lui (masculin singulier) te visera la tête et Toi tu lui viseras le talon » (Gn 3, 15).

Jésus est Maître.

Impossible ici de résumer l’enseignement de Jésus, mais sa solennelle proclamation des Béatitudes en est une composante significative : « Bienheureux les marcheurs vers la pauvreté de cœur, ceux qui pleurent, les humbles et doux, les affamés et assoiffés de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les artisans de paix, les persécutés pour la justice, ceux que l’on outrage, persécute, accuse » (Mt 5, 1-12).

Autres propos étonnants, les derniers selon Matthieu avant l’arrestation et la mort : « Quand le fils de l’homme viendra dans sa gloire … il siègera … il séparera … Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite ‘Venez les bénis de mon père, héritez du royaume, … car j’étais affamé, assoiffé, étranger, nu, infirme, en prison … et vous m’avez nourrit, donné à boire, accueilli, vêtu, consolé, visité’. … Alors les justes diront ‘Quand avons-nous fait cela ?’ … Alors le roi dira ‘Amen, je vous dis, quand vous l’avez fait aux derniers de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 31-46).

Ces deux passages disent l’essentiel sur la fraternité que Jésus est venu enseigner et qui bouleverse les codes humains de fraternité.

Jésus est Seigneur.

Il a d’abord été identifié, par ceux qui l’ont accueilli, comme Messie d’Israël. A ce titre il se devait de prendre la tête de la lutte qui conduirait à chasser les Romains de Palestine et à rétablir la royauté et donc la souveraineté d’Israël. Même au moment où il quittait définitivement ses disciples, ceux-ci lui demandèrent : « Seigneur, rétabliras-tu en ce temps-ci le royaume d’Israël ? » (Ac 1, 6).

Ce n’est qu’après avoir reçu le Souffle Saint de Dieu lors de la fête juive de Pentecôte que les disciples comprendront que « Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus crucifié » (Ac 2, 36).

Il faudra encore du temps pour qu’ils réalisent que ce Seigneur est Fils de Dieu, né du Père avant tous les siècles et qu’il a reçu l’onction sainte (il est chrismé donc Christ). Christ, qui était une qualité attribuée à Jésus, va être associé intimement à son nom ; il devient Jésus-Christ

Jésus-Christ Sauveur

Quel salut apporte ce Jésus, maître et Seigneur, révélé comme Fils de Dieu ?

Ce salut est-il identique à la liberté (kaivalya) recherchée avec le yoga ?

On peut avancer que kaivalya est une libération individuelle, qui donne au sujet concerné plus de compréhension de sa double nature matérielle et spirituelle et un grand bonheur intérieur (ānanda). Elle est émancipation des conditionnements ; elle induit une éthique autonome libératrice.

Cette libération ne contredit pas le salut apporté par Jésus-Christ, mais celui-ci comporte d’autres dimensions. Il ne s’agit pas seulement de se libérer des contraintes de la condition humaine en devenant pleinement autonome, ni de dégager sa responsabilité quant à l’injustice et à la violence qui s’étalent dans le monde. Nous n’avons pas besoin de Dieu pour fonder l’action morale.

Le salut est un sauvetage collectif qui oblige à être solidaire de tous les hommes et en particulier des pauvres et des opprimés. Objectif impossible à envisager sans une perspective qui implique foi, espérance et amour.

Il fallait que Dieu s’incarne et meure en Jésus-Christ pour enseigner cela.

Conclusion

Les pratiques yogique et biblique sont parfaitement autonomes et, a priori, leurs anthropologies sont difficiles à rapprocher intellectuellement ; toutefois, il est possible à quelqu’un qui se nourrit des deux démarches de trouver des correspondances enrichissantes et constructives. La pratique du yoga peut devenir un vrai soutien intérieur pour un chrétien.

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