BUDDHI, lieu de l’éveil
Michel Alibert, Enseignant de yoga et chercheur dans le domaine de la danse, de la psychanalyse et de la théologie.
Transmettre le Yoga, c’est donner aux pratiquants les outils pour développer leur sensibilité au corps grâce aux postures, au souffle grâce au prānāyāma, et à l’être profond grâce à la méditation. Le Yoga sūtra est, pour moi, le traité d’anthropologie le plus approprié pour le permettre.
Michel Alibert
Un extrait de ce texte a été publié dans notre revue Regard 67. Nous avons le plaisir de publier sur notre site l’intégralité de cet article passionnant.
Le mot sanscrit buddhi vient du verbe BUDH- « éveiller, réveiller, veiller, percevoir, concevoir, reconnaître, comprendre… ». Il nomme « l’instrument qui nous permet de nous éveiller ». L’éveil, est ce que recherche le bouddhisme ; le nom Bouddha désignant « l’Éveillé ». Ce mot et cette notion, se retrouvent, de différentes façons, dans tous les « courants spirituels » indiens et hindous.
Nous nous limiterons ici à l’étude de ce concept et de ce qu’il désigne, principalement dans le Yogasûtra et accessoirement dans les Sâmkhya-kârikâ. Attendons-nous à quelques surprises !
Précisons déjà pourquoi il paraît opportun d’articuler l’enseignement du Yogasûtra et des Sâmkhya-kârikâ.
Les deux enseignements sont deux « points de vue » (darśana) proches et souvent associés. Ils ont en commun la même description de l’être humain dans sa constitution, celle des Sâmkhya-kârikâ est plus minutieuse et, à ce titre, très utile. Toutefois, ils diffèrent assez nettement sur leur anthropologie fondamentale : « la partie immatérielle de l’Humain » (Puruṣa) et sa « personnalité matérielle, sa corporéité » (prakṛti) ne s’articulent pas exactement de la même façon. Pour les Sâmkhya-kârikâ, Puruṣa ne peut pas agir sur la corporéité humaine (prakṛti), alors que pour le Yogasûtra, Puruṣa possède une « puissance », citi śakti, grâce à laquelle il peut influencer l’humain qui a cheminé vers son intériorité. De ce fait, Puruṣa n’est pas seulement « Témoin ».
A partir de cette différence initiale, le Yogasûtra et les Sâmkhya-kârikâ vont diverger très nettement sur les moyens pour parvenir à l’Éveil. Les Sâmkhya-kârikâ proposent comme seul moyen approprié la « connaissance de la distinction » (jña vijñāna) entre Puruṣa et prakṛti, une sorte d’opération spéculative semble-t-il. Le Yogasûtra, plus réaliste, part de la nécessité de tenir compte du rôle majeur des kleśa et, en particulier, de « l’ego problématique », asmitā kleśa, dans la situation d’aliénation humaine ; seul un ego « purifié », installé dans sa « vraie nature », asmitā rupa, pourra se laisser influencer positivement par citi śakti, la puissance attirante de Puruṣa.
Pour éviter toute confusion posons encore trois remarques :
- Dans les Sâmkhya-kârikâ, le mot buddhi est présent 10 fois ; une seule fois (en SK 3) c’est le mot mahat, « le Grand (sous-entendu : tattva, principe) », qui est utilisé, pour dire que buddhi est le premier élément manifesté de prakṛti. Dans le Yogasûtra, le mot buddhi ne figure que deux fois et seulement dans le quatrième chapitre.
- Patanjali commence par évoquer le « lieu de l’éveil », de façon approximative, à partir de la thématique de la vision (avec la racine DṚŚ- « voir, contempler, examiner »), en utilisant le mot draṣṭar, « celui qui voit, le spectateur, le témoin ». Il nous engage, de façon très pédagogique dans la quête du « sujet voyant » en nous ; qui est-il ? Lorsque le discernement se fait plus pointu Patanjali utilise le mot sattva, « ce qui est lumineux en nous », qui lui permet de faire apparaître la différence entre sattva et Puruṣa. Nous allons développer ces aspects
- Une autre différence est à souligner : si Yogasûtra et Sâmkhya-kârikâ ont bien la même compréhension de trois guṇa comme trois fils à partir desquelles prakṛti est tissée, ils ne nomment pas ces fils de la même façon. Alors que les Sâmkhya-kârikâ utilisent les trois notions très classiques de : tamas, « densité », rajas, « mobilité » et sattva, « légèreté lumineuse », le Yogasûtra se sert d’un autre vocabulaire : sthiti, kriyā et prakāśa (voir YS II 18) pour désigner ces trois notions. Pourquoi ce choix ? Risquons une hypothèse :
* Le mot sthiti, dit bien « la densité », mais sans les a priori négatifs associés au mot tamas (relire les chapitres 17 et 18 de la Bhagavad Gîtâ) ; sthiti est « la stabilité et la fermeté », c’est une des qualités de la pratique (abhyāsa, voir YS I 13) et du mental (manas, voir YS I 35) ; en excès il devient certes lourdeur et inertie, mais seulement en excès.
* Pour Patanjali, le mot tamas dit la qualité du sommeil profond (nidrā, YS I 10), il permet le repos bien nécessaire et n’est problématique que quand il survient au mauvais lieu et au mauvais moment.
* Patanjali n’utilise pas le mot rajas, trop systématiquement associé à la passion ou à l’agitation. Il préfère kriyā qui indique « l’activité » ; elle peut certes être brouillonne ou agitée, mais avec le kriyā yoga elle est surtout la porte d’entrée dans la pratique, c’est « l’action purifiante en vue du yoga » (YS II 1) et non le yoga de l’action (qui serait plutôt karma yoga comme l’indique la Bhagavad Gîtâ chapitre IV).
* Enfin, pour Patanjali, prakāśa est la bienfaisante lumière et la légèreté qu’il faut dévoiler (II 52), qui permet la vision (III 21 et III 43). Chez lui, le mot sattva devient un synonyme de buddhi.
Quelques considérations sur notre corporéité
Si buddhi est la fine pointe de notre corps fait des trois guṇa, il est utile de comprendre quelle est sa place et son rôle dans l’ensemble de notre corporéité (prakṛti).
Patanjali explique que le yoga a huit membres (aṣṭāṅga yoga, voir YS II 29) et que cinq de ces membres concernent notre corporéité externe (bahir aṅgaṃ) et trois notre corporéité interne (antar-aṅga, voir YS III 7).
Selon Patanjali, les cinq membres de notre corporéité externe sont présentés en YS II 30-51 :
* notre corps relationnel avec autrui « travaillé » par les yama,
* notre corps personnel (celui qui nous relie à nous-même) « travaillé » par les niyama,
* notre corps physique (kāya) « travaillé » par āsana,
* notre corps énergétique (celui des cinq vāyu mais plus pratiquement celui de prāṇa et apāna) « travaillé » par prāṇāyāma,
* notre corps des Onze facultés (indriya : cinq facultés de perception, cinq facultés d’action et une faculté qui nous permet d’avoir une représentation mentale des perceptions que nous avons et de l’action que nous exécutons, manas indriya) « travaillé » par pratyāhāra.
Patanjali regroupe les trois membres de notre corporéité interne sous le terme de citta (les Sâmkhya-kârikâ parle « d’instrument interne ») ; ces trois membres sont : « le corps mental » (manas-citta), « le corps psychique » (asmitā) et le « corps spirituel » (sattva- buddhi). On peut traduire citta par « instrument de conscience » puisque la racine CIT- veut dire « être conscient, observer, percevoir » ; citta est l’instrument qui donne la capacité de « prendre conscience » et cette prise de conscience a trois dimensions : mentale, psychique et « spirituelle ».
Relations entrePuruṣa et notre corporéité
Les Sâmkhya-kârikâ et le Yogasûtra présentent ainsi (mais avec des termes différents ; comparer YS II 18 et SK 37) le rôle de citta : présenter à Puruṣa des expériences (bhoga) et lui permettre de s’en dégager (apavarga). Notons que cette relation est dans un seul sens, Puruṣa voit ce que citta lui présente, mais citta ne peut en aucune façon saisir Puruṣa, donc il lui est impossible d’en avoir une représentation.
On peut noter que le mot citta est présent dans 20 sûtras, ce qui le rend incontournable dans l’étude du yoga. Notons-en quelques traits : citta est actif grâce à ses cinq fonctions (citta vṛtti,) la connaissance correcte (pramāṇa), l’erreur (viparyaya), l’imagination (vikalpa), le sommeil profond (nidrā) et la mémoire (smṛti) » (YS I 6) ; ces fonctions de citta peuvent être « orientées » (nirodha, YS I 2) ou « dispersées » (vikṣepa ou vyutthāna, YS I 30, III 9) ; il est possible « d’apaiser citta et de le rendre transparent » (prasāda) (YS I 33, 37) ; selon YS II 54, il peut s’installer dans sa « une vraie nature propre » (citta svarūpa) et les indriya sont alors invités à lui ressembler (anukāra) ; citta peut s’engager dans « le processus de méditation » (saṃyama, YS III 1 et III 4) ; trois étapes jalonnent alors sa transformation (pariṇāma), l’orientation (nirodha YS III I, 1, 2, 9) qui le rend disponible à la concentration (dhāraṇā) et à la méditation (dhyāna), la « méditation contemplative » (samādhi YS III, 3, 11) et la « disponibilité envers l’Unique » (ekāgratā, permise grâce à nirbīja samādhi ,YS III 8, 12).
Dans le Traité de Patanjali, le sûtra qui paraît le plus significatif pour exprimer la spécificité de Puruṣa est probablement le YS IV 18 qui le qualifie de Prabhu « maître, roi, seigneur ». Déjà le sûtra II 23 présentait draṣṭar comme le « maître-propriétaire » (svāmi) dont la ‘propriété’ (sva) est ‘tout ce qui peut être vu’ (dṛśya) et plus spécifiquement citta et les cinq citta vṛtti. Il y a une différence de degré entre svāmi, le « Maître » comme propriétaire, et Prabhu, qui renvoie à « l’excellence, la puissance et même la richesse » qu’évoque plutôt le mot « Seigneur ». Les deux mots qualifient la nature de la relation entre Puruṣa et prakṛti, mais à deux niveaux différents de compréhension. En II 23, nous questionnons le « connaisseur » (draṣṭar) dans sa fonction, celle de maître (svāmi) ; en IV 18, Patanjali nous oriente vers la nature propre de Puruṣa, il est qualifié de « Seigneur » (Prabhu).
Le rôle de sattva-buddhi dans la relation entrePuruṣa et notre corporéité
Dans cette relation (saṃyoga) entre Puruṣa et citta, c’est sattva, notre « corps spirituel » qui est l’interface de citta avec Puruṣa.
Le mot sat vient de AS- « être, exister ». Le suffixe °tva indique que ce dont on parle a cette qualité. Le mot sattva veut donc dire « ce qui a la qualité d’être ». « Avoir la qualité d’être » ne veut pas dire que ce dont on parle est « l’Être » mais qu’il peut lui ressembler, avoir sa qualité.
Quatre sûtras permettent de préciser la fonction de sattva.
Le YS II 41 développe les bienfaits apportés par le respect du premier niyama, qui est śauca, « le soin que l’on doit apporter à sa propre corporéité ». Le premier de ces effets est la « purification » (śuddhi) de sattva.
Les trois autres sûtras contiennent l’expression sattva – Puruṣa qui associe le Réel de Puruṣa et la réalité de sattva ; ils précisent ce qui rapproche et ce qui distingue sattva et Puruṣa.
Le sûtra III 35 pose un double constat :
* Premier constat : sattva et Puruṣa sont radicalement différents et distincts.
* Second constat : la banale expérience quotidienne (bhoga) induit l’idée (pratyaya) que sattva et Puruṣa sont indifférenciés ; ils paraissent être une seule et même réalité. C’est probablement pourquoi Patanjali a introduit la notion de draṣṭar que nous avons mentionnée ci-dessus.
Il faut acquérir une grande lucidité (saṃyama) pour comprendre que l’objectif (artha) de l’un (sva artha) n’est pas celui de l’autre (para artha). L’objectif de sattva est d’être au service de Puruṣa. Quand cette différence est évidente, alors apparaît la capacité de se représenter (jñāna) l’existence de Puruṣa, mais pas de le saisir et de se le représenter.
Le sûtra III 49 présente un résultat inattendu à la révélation (khyāti) de la totale altérité (anyatā) de sattva et de Puruṣa. C’est l’unique façon d’être tout-puissant en tout et connaisseur de tout. Il est assez piquant de découvrir que le rêve de l’humanité se réalise au moment où l’ego abdique son autonomie et s’en remet à Puruṣa. Mais Patanjali prévoit que ce surhumain peut encore être traversé par son instinct de domination ; il énonce une deuxième mise en garde (voit YS III 37 et III 51).
Le sûtra III 55 est le dernier du troisième chapitre. Il clôt donc la longue énumération des possibles déploiements des potentialités de l’être humain (vibhūti). Ce sûtra affirme sobrement que : lorsqu’il y a identité (samye) de transparence (śuddhi) entre sattva et Puruṣa, il y a la liberté (kaivalya) du sujet. Autrement dit, la finalité du yoga est réalisée. C’est le premier des kleśa, avidyā, la « méprise existentielle » (YS II 3 et 4) qui explique que sattva peut être impur (aśuddhi, tamasique précise SK 23).
Retenons que Puruṣa n’est pas « saisissable », mais qu’il peut se « révéler » (khyāti). En II 5, avidyā, « la méprise fondamentale, existentielle », est présentée comme un état de confusion, qui fait que nous-même « déclarons » (khyāti) une chose pour ce qu’elle n’est pas. Ainsi déclarons-nous essentiel (ātma), confortable (sukha), simple et pur (śuci) et éternel (nitya), ce qui est, de fait, non-essentiel (anātma), inconfortable (duḥkha), complexe et frelaté (aśuci) et éphémère (anitya). Autrement dit nous prenons des aspects de prakṛti pour Puruṣa.
En II 26 et II 28, c’est le « discernement » (viveka, c’est-à-dire la distinction entre Puruṣa et prakṛti) qui se déclare (khyāti) ; et en II 26, « ce discernement s’inscrit profondément en nous » (āviveka) grâce à « l’établissement ferme ») du « yoga aux huit membres » (yoga aṅga). Enfin, en III 49, c’est « l’altérité » (anyatā) entre sattva et Puruṣa qui se déclare (khyāti).
Déjà le sûtra I 16 expliquait que ce ne peut être que la « révélation » (khyāti) de Puruṣa qui permet l’avènement du « suprême (para) détachement dépassionné (vairāgya) ». Cette perspective, au début du premier chapitre, ne se réalisera qu’à la fin du parcours, au sûtra IV 29. Ce sûtra permet de constater que le « discernement » (viveka) libérateur s’est déclaré (khyāti). C’est le fruit du « suprême désintérêt » procuré par l’ultime samādhi nommé « déversement d’harmonie (dharma) ». Ce samādhi, qui n’a pas d’objet, ressemble fort à nirbīja samādhi. Nous sommes au bout du parcours et c’est toujours une « déclaration » (khyāti), celle de Puruṣa qui se manifeste, et non une saisie conquérante.
La notion de buddhi dans le Yogasûtra
Alors que le mot buddhi est très présent dans les Sâmkhya-kârikâ (7 fois), il n’est utilisé que dans deux sûtras du quatrième chapitre du Yogasûtra.
Le YS IV 21 répond à l’hypothèse polémique qui affirme que Puruṣa n’est pas nécessaire comme Témoin absolu. On pourrait en effet imaginer qu’une première buddhi serait vue par une seconde et elle-même par une troisième etc. Patanjali conteste cette hypothèse en affirmant que s’il en était ainsi, il y aurait une prolifération confuse de mémoires (smṛti), ce qui n’est pas envisageable de son point de vue car cela entrainerait la confusion dans citta.
Le sûtra IV 22, par contre, introduit une importante notion, celle de citi, il s’agit d’une force (śakti) qui provient de Puruṣa et qui a la capacité « d’informer » la corporéité humaine (prakṛti) par l’intermédiaire du « corps spirituel » (sattva-buddhi). Grâce à citi–śakti (expression qui n’apparaît qu’en IV 34, tout dernier sûtra du Traité) la propre capacité d’éveil (sva-buddhi) de citta devient disponible à l’influence du Puruṣa.
Soulignons ici deux éléments qui opposent fondamentalement les Sâmkhya-kârikâ, et le Yogasûtra à propos de Puruṣa :
* Pour SK, Puruṣa n’est agent d’aucune action (SK 19) alors que pour Patanjali Puruṣa, par sa śakti, peut influencer citta.
* Les SK introduisent le thème de la « transmigration » (saṃsāra), alors que Patanjali n’utilise pas ce concept. Précisons que saṃsāra est la conséquence de l’emprise des habitus (saṃskāra). « Le corps subtil » (liṅga, constitué de matière psychique faisant corps avec buddhi) ramène Puruṣa dans un corps physique (śarīra) ; les saṃskāra sont cette matière psychique qui reste cramponnée à Puruṣa. Le mot « transmigration » paraît plus pertinent que « réincarnation », car ce n’est pas Puruṣa qui déciderait de « revenir », mais liṅga qui le retient.
L’énergie (śakti) qui provient de Puruṣa (citiśakti)
Nous avons vu que Patanjali qualifie Puruṣa de Prabhu « maître, roi, seigneur ».(IV I 18) et qu’il lui attribue une « capacité spécifique » (śakti) nommée citi śakti. Le thème d’une śakti, « force, énergie, capacité, puissance », propre à Puruṣa est présent dans 3 sûtras.
Le YS II 6 définit asmitā (kleśa) comme ce qui crée la fusion (la confusion) en une seule (eka) des deux śakti, celle de draṣṭṛ « celui qui voit » (nous savons maintenant qu’il s’agit de Puruṣa) et celle de darśana « le point de vue d’où l’on regarde » (nous savons qu’il s’agit de citta). Cette fusion est le contraire d’une « libre simplification » (kaivalya éclairé par viveka « le discernement), elle est « relation » confuse (saṃyoga influencé par la « méprise existentielle » avidyā).
Le sûtra II 23 reprend le thème des deux śakti, mais en opérant une double clarification :
* La première est que draṣṭar « celui qui voit » est devenu svāmi « le maître propriétaire » et que darśana « l’endroit d’où l’on regarde », c’est à dire citta, est devenu sva « sa propriété ».
* La seconde est que la « relation », saṃyoga, est maintenant éclairée par viveka « le discernement ».
Ces deux clarifications ont pour conséquence qu’elles entrainent la « compréhension » de la « vraie nature propre » (sva rūpa) de chacune des deux śakti, celle de sva et celle de svāmi, et donc la distinction de ces śakti.
En résumé, il existe deux śakti distinctes, celle de Puruṣa et celle de prakṛti, sa propre corporéité qui lui est associée. « L’ego problématique » (asmitā kleśa) entraine la confusion des deux, « le discernement » (viveka) est dans leur distinction.
Quelle est cette śakti de Puruṣa ?
L’expression citi śakti nomme la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa.
Le mot citi (présent aux sûtras IV 22 et 34) vient de la racine CI- « construire, entasser ». La śakti de Puruṣa, citi śakti, lui donne donc la « capacité d’entasser et de construire », mais quoi ?
Par l’examen détaillé des sûtras, on peut comprendre ce que, grâce à citi śakti, Puruṣa peut « entasser et construire ». En effet, Puruṣa peut inciter citta à « recueillir et accumuler » dans « la mémoire » (smṛti) les ‘prises de conscience’ (prajñā) qui proviennent des expériences faites en situation de samādhi (cf. YS I 20). Mais, Puruṣa peut aussi soutenir citta, et plus particulièrement sattva, dans la construction du parcours qui va l’inciter à passer de son « objectif » (artha) de jouissance pour lui-même » (bhoga) à son autre objectif qui est de participer à la « libération (apavarga) de Puruṣa » (voir YS II 18 et 22).
YS IV 22 définit citi comme « ce qui est immuable et qui se montre dans sa propre nature, lorsqu’il est « complètement saisi, et pour toujours, par la propre faculté d’éveil du sujet qui lui appartient » (svabuddhi) ». Ce sûtra est capital pour situer la relation (saṃyoga) entre Puruṣa et prakṛti ; c’est grâce à citi śakti, sa propre capacité (śakti) immuable, que Puruṣa, est « le maître et le Seigneur » (Prabhū) de citta et donc de sattva-buddhi.
Deux remarques à propos de citi śakti :
* En français, on utilise parfois l’expression « intelligence du cœur » ; cette formule en est venue à évoquer une intelligence émotionnelle et relationnelle. N’évoque-t-elle pas plutôt quelque chose de plus subtil qui renverrait à citi śakti ? Ce serait alors « l’intelligence » qui donne accès à la justesse dans la perception des situations et à la capacité d’être à la hauteur par le comportement approprié qu’elle inspire ! Une attitude qui, certes, informe le « relationnel », comme le font les yama et les niyama, mais qui serait plutôt une « conscience spirituelle qui viendrait du cœur » et non des émotions. Patanjali nous aide à bien distinguer les émotions qui proviennent d’un « ego problématique » (asmitā kleśa) et celles qui sont induites par un « ego apaisé » (asmitā rūpa). Nous sommes proches de la notion de pratyak cetanā (YS I 29) qui veut dire « avoir une conscience intérieure qui vient du cœur ».
* L’autre remarque renvoie à la communication faite aux Rencontres de Zinal en 1976, où T.K.V. Desikachar a lu un texte de T. Krishnamacharya où l’on trouve ce passage : « Qu’est-ce que Prāṇa ?… En fait Prāṇa n’est pas l’air, mais cela en l’absence de quoi aucune nourriture ne peut pénétrer dans le corps, aucun air ne peut être inspiré et expiré par l’organisme et aucun mouvement n’est possible. Prāṇa est l’expression de Puruṣa dans chacune des moindres parts de l’organisme. De même que les rayons du soleil apportent la lumière au monde entier, Prāṇa apporte la vie à toutes les particules du corps. Comme l’Esprit, le Temps et l’Espace, il est invisible ». Avec ce que nous venons d’étudier à propos de citi śakti, il semble bien que l’on puisse rapprocher les deux concepts et voir dans Prāṇa l’énergie même de Puruṣa, c’est-à-dire citi śakti.
Pour insister sur l’importance de citi śakti remarquons que le sûtra IV 34, le dernier du Traité, se termine par l’expression citi śakti iti. Ce sûtra nous a donné deux points de vue sur kaivalya (« la libre simplicité ») : il y a kaivalya du point de vue de Puruṣa et kaivalya du point de vue de prakṛti. La conjonction iti fait le pont entre les deux.
Du point de vue de Puruṣa : « kaivalya c’est la « réinstauration » (pratiṣṭhā) de Puruṣa dans sa « vraie nature propre’ (svarūpa) ». Au début du Traité, il était question de rendre « nirodha les citta vṛtti » (YS I 2) pour que draṣṭar (Puruṣa vu approximativement) s’établisse (avasthāna) dans sa vraie nature (svarūpa) (YS I 3). A la fin (YS IV 34), on accède à la réinstauration (pratiṣṭhā) de Puruṣa dans sa « vraie nature propre » (svarūpa) ». Le parcours est vraiment achevé.
Du point de vue de prakṛti : « kaivalya c’est le retour (pratiprasava) des guṇa, à leur état apaisé, car ils sont devenus vides (śūnya) d’objectif (artha) pour Puruṣa ».
Cette réinstauration (pratiṣṭhā) de Puruṣa, et ce retour (pratiprasava) des guṇa manifestent la « puissance (śakti) de transformation (citi) qui émane de Puruṣa », c’est à dire citi śakti.
La conjonction iti (« c’est ainsi que, c’est de cette manière que », YS IV 34), comme clôture de tout le traité, renvoie à la conjonction atha (« voici maintenant », YS I 1) qui l’ouvre. Les deux conjonctions se répondent ; ce qui fait passer de atha à iti, c’est citi śakti, la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa.
La nature de sattva-buddhi, notre corps spirituel
Comme l’ensemble de prakṛti, et comme citta, sattva-buddhi, sa fine pointe, est constituée des trois guṇa, et c’est sa particulière « légèreté lumineuse » (prakāśa) qui lui a fait donner le nom de sattva. Ce qui influence particulièrement sattva-buddhi dans l’ensemble de citta, c’est asmitā, l’ego. Il est important de tenir compte du fait que asmitā peut se présenter sous deux formes :
* Soit asmitā kleśa, « l’ego problématique », dont les conséquences sont « l’attrait compulsif » (rāga), « le rejet compulsif » (dveṣa) et « l’angoisse » (abhiniveśa) ; c’est une situation de confusion (avidyā) peu enviable. Le « corps spirituel », sattva-buddhi, est obscurci et incapable de jouer son rôle.
* Soit asmitā rūpa, un « ego installé dans sa vraie nature » qui se sait au service de Puruṣa et qui se rend disponible à lui. Le corps spirituel, sattva-buddhi, joue son rôle. Il se laisse influencer par citi śakti, la « puissance de transformation » qui émane de Puruṣa. Il « recueille et accumule » dans « la mémoire » (smṛti) les prises de conscience qui proviennent des expériences faites en situation de samādhi (cf. YS I 20). Il impulse le parcours de vie qui incite citta à participer à la « libération (apavarga) de Puruṣa » (voir YS II 18 et 22).
Voici encore quelques éléments tirés du Yogasûtra et concernant sattva-buddhi :
On apprend, au YS III 34 que la « méditation contemplative » (saṃyama) sur le lieu du cœur (hṛdaya) développe la connaissance consciente (saṁvid) de citta. Nous sommes dans le lieu de l’intime au-delà des émotions et nous nous rendons disponible à Puruṣa grâce à sattva-buddhi.
Toute démarche d’enseignement et de transmission n’est entièrement positive que si c’est une personnalité transparente (un asmitā, mais un asmitā rūpa, un ego installé dans sa vraie nature) qui en est la source. Ce citta devient alors un nimitta, un initiateur de transformation positive, qui a la capacité de faire jouer les forces vives agissantes au sein de prakṛti, mais en respectant la singularité du fonctionnement de chacun. Cette capacité suppose un citta façonné par dhyāna, la méditation (YS IV 2-6).
Conclusions sur sattva-buddhi
Patanjali utilise trois termes pour le nommer le « corps spirituel », : liṅga mātra, sattva et buddhi.
L’expression liṅga mātra (« ce qui n’est qu’une marque susceptible de se résorber dans son origine, mais elle est la marque la plus fondamentale engendrant toutes les autres », YS II 19) situe le « corps spirituel » comme élément à part entière de prakṛti, donc absolument différent de Puruṣa.
Les deux autres termes, sattva et buddhi, replacent ce « corps spirituel » en relation avec Puruṣa :
* Le mot sattva est le plus utilisé, quatre fois ; il renvoie à la notion de « transparence » que peut avoir citta dans sa relation à Puruṣa. Cette transparence n’est pas donnée spontanément. En effet, avidyā brouille la distinction, pourtant nette et radicale, entre Puruṣa et ce qui relève de prakṛti. Mais la « transparence » restaurée peut devenir la nature même de cette fonction de citta d’être un lien disponible à Puruṣa.
* Le mot buddhi, et surtout l’expression sva-buddhi, introduisent la notion d’ « éveil » pour désigner cette relation si subtile entre citta et Puruṣa. Ces deux termes ne sont utilisés que dans la dernière partie du quatrième chapitre. Ils accentuent la dimension de disponibilité de citta comme participant à cette relation
Quelle est la pertinence de l’expression « corps spirituel » pour nommer sattva-buddhi ?
La notion d’esprit est à la fois vague et complexe. Nous ne l’avons pas utilisée dans le cadre de cette étude pour éviter tout amalgame ; dans certaines traductions du YS « esprit » désigne Puruṣa, dans d’autres, « esprit » désigne buddhi, dans d’autres enfin « esprit » traduit citta. La polysémie du mot « esprit » en français nécessite donc une précision supplémentaire pour être sûr qu’il n’y a pas de confusion possible.
La notion de « spiritualité » comporte des acceptions différentes selon le contexte de son usage, religieux ou non. Elle est généralement reçue, dans la culture francophone, comme quête de sens, d’espoir ou de libération. C’est dans cette perspective que nous utilisons ici la notion de « corps spirituel ». Pour Patanjali, Puruṣa (« l’Humain ») manifeste en nous l’idéal d’humanité que nous devons incarner.
Michel Alibert
(Fin de la première partie)